Une “bombe sale” serait en cours de développement en Ukraine : tel est le narratif déroulé depuis le 23 octobre 2022 par Moscou. Ces allégations ont été accompagnées sur Telegram et sur Twitter par des diapositives illustrées, qui semblent venir appuyer le propos. Mais les images qui y figurent sont anciennes et certaines ont même été prises en Russie. Elles peuvent donc s’avérer trompeuses.
La vérification en bref
- Depuis le 23 octobre 2022, la Russie accuse l’Ukraine de développer une “bombe sale”, un type de bombe qui associe explosifs conventionnels et éléments radioactifs.
- Une allégation reprise sur Telegram par le ministère de la Défense russe le 24 octobre puis sur Twitter par le ministère des Affaires étrangères, accompagnée de diapositives explicatives qui semblent implicitement appuyer leur propos.
- Mais les images apparaissant sur ces diapositives proviennent de divers sites internet, sans lien avec de telles accusations. Certaines ont même été prises en Russie.
- Il n’y a à ce jour aucune indication que l’Ukraine soit en train de préparer une telle arme. Pour l’Ukraine et ses alliés, de telles accusations constituent un “prétexte à une escalade”.
Le détail de la vérification
C’est une affirmation avancée par la Russie depuis dimanche 23 octobre 2022 : l’Ukraine serait en train de préparer une “bombe sale”. Composée d’explosifs conventionnels, une telle arme a la particularité d’être entourée de matières radioactives qui se retrouvent dispersées après l’explosion, contaminant la zone alentour.
“Selon les informations dont nous disposons, deux organisations ukrainiennes ont reçu l’ordre direct de créer la soi-disant ‘bombe sale’. Les travaux sont en phase de finalisation.”, a écrit le ministère de la Défense russe sur son canal Telegram, lundi 24 octobre 2022, sans préciser la nature de ces deux organisations. Un narratif appuyé par plusieurs diapositives illustrées.
La première, également partagée sur Twitter par le ministère des Affaires étrangères russes, liste en anglais les “installations dangereuses pour les radiations en Ukraine”, à savoir des “centrales nucléaires”, des “entreprises industrielles”, et des “instituts de recherche scientifique”.
Une autre diapositive du même type, titrée “Les capacités de l’Ukraine à créer la ‘bombe sale'”, présente, quant à elle, différentes sources potentielles de substances radioactives : les “bassins de stockage de combustible nucléaire usé dans les centrales nucléaires”, les “sites de stockage des déchets radioactifs” et les “réacteurs de la recherche scientifique”. Elle inclut également des indications relatives au “développement de ‘bombes sales'”. La publication Twitter dans laquelle cette diapositive apparaît a été partagée plus de 800 fois.
Quant à la troisième diapositive, elle prétend illustrer les “conséquences critiques de telles provocations”, comme par exemple une potentielle “panique de la population et une augmentation des flux de réfugiés”.
Ces éléments graphiques ont par la suite été repris par de nombreux comptes sur Twitter, y compris francophones (ici ou ici par exemple).
Centre de recherche et centrale nucléaire russes
Si ces images ne sont pas explicitement qualifiées de preuves, elles sont publiées par des comptes officiels russes en accompagnement de leurs allégations et semblent ainsi être utilisées pour les appuyer.
Or, nombre d’entre elles n’ont rien à voir avec ces accusations. Le recours à de multiples recherches d’images inversées sur les différentes photos présentes dans cette illustration (voir ici comment procéder) permet de retrouver leur origine.
Sur la première diapositive, l’image qui illustre le danger représenté par les instituts de recherche ukrainiens montre ainsi un institut russe : le réacteur à neutrons PIK, situé à l’Institut de physique nucléaire de Saint-Pétersbourg. On peut en effet retrouver cette photo partagée par l’agence Tass, dans un article du 8 février 2021.
La deuxième diapositive, censée documenter les capacités de l’Ukraine à créer une “bombe sale”, s’appuie aussi sur des images montrant des structures russes. La photo de gauche montre ainsi la centrale nucléaire de Beloyarsk, en Russie. On la retrouve notamment dans cet article du 20 mars 2020 publié par le média russe Newsae.
La photo de droite avait pour sa part été utilisée en janvier 2016 dans un article du site Wonderful Engineering parmi d’autres images documentant l’usine de concentrés chimiques de Novossibirsk. Une usine qui se trouve dans la Sibérie russe et produit du combustible nucléaire pour les réacteurs nucléaires.
Quant à l’image accompagnant la partie sur le “développement de la ‘bombe sale'”, il s’agit en fait d’une photo de l’agence des déchets radioactifs slovène qui date de 2010. C’est ce que le gouvernement slovène a assuré dans un tweet le 25 octobre.
“La photo montre des détecteurs de fumée sujets à une utilisation générale. Ils contiennent une source radioactive, mais aucune des sources radioactives répertoriées dans le tableau sous la photo. La photo a été publiée à l’insu d’ARAO”, peut-on lire dans la publication.
Images utilisées par la propagande russe lors de la guerre en Syrie
Sur la troisième diapositive, l’image de gauche peut également attirer notre attention. Comme remarqué par Eliot Higgins, fondateur du site d’investigation Bellingcat, elle avait déjà été utilisée par la Russie en 2018, dans le contexte de la guerre en Syrie, pour affirmer que les membres de la défense civile syrienne (appelés “Casques blancs”) mettaient en scène des images de crimes de guerre sur les civils.
“Il convient de noter que ce type de technologies de guerre de l’information a déjà été utilisé par l’Occident en Syrie lorsque les Casques blancs filmaient des images de propagande sur l’emploi d’armes chimiques par les forces gouvernementales là-bas”, écrit d’ailleurs le ministère de la Défense russe sur Telegram au-dessus de cette diapositive.
Les mêmes allégations avaient été diffusées à la télévision russe en 2018.
Or l’image provient d’un tournage d’un film syrien, comme nous l’avions expliqué dans un article et une vidéo en 2018.
Ces images, qui peuvent implicitement apparaître comme confirmant la thèse de la préparation d’une “bombe sale” en Ukraine, n’appuient en rien ces accusations et peuvent donc s’avérer trompeuses.
Les deux ministères russes n’ont donné aucune autre preuve pour appuyer leurs allégations.
Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, alliés de l’Ukraine, ont rejeté de telles allégations, qui constituent selon eux une manœuvre stratégique de Moscou.
“Personne ne serait dupe d’une tentative d’utiliser cette allégation comme prétexte à une escalade”, ont-ils ainsi précisé dans un communiqué lundi 24 octobre.