En Pennsylvanie, les démocrates espèrent que la défense du droit à l’avortement mobilisera leur électorat, notamment féminin, et leur permettra d’engranger des victoires dans plusieurs scrutins lors des élections de mi-mandat du 8 novembre. Reportage.
Même si elle s’y attendait, Ellen Pierson se souvient du choc qu’elle a ressenti lorsque la Cour suprême des États-Unis a annulé la légalisation de l’avortement au niveau fédéral en juin dernier : “Les gens, moi y compris, ne pensaient pas que ce droit pouvait disparaître. Maintenant seulement, ils le réalisent”.
En ce samedi ensoleillé d’octobre, Ellen Pierson porte l’attirail complet de la supportrice démocrate : casquette syndicale sur la tête, sac Biden-Harris à l’épaule et badge “Pro-choix/Pro-Fetterman” sur la poitrine. John Fetterman, c’est le nom du candidat au Sénat qu’elle est venue écouter aujourd’hui à Wallingford, dans le comté de Delaware, en Pennsylvanie.
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Ellen Pierson, maman de Mary-Louise, 2 ans, est formelle lorsqu’on lui demande quel est son sujet de préoccupation majeur avant les élection de mi-mandat du 8 novembre : le droit à l’avortement. “N’importe quelle grossesse peut devenir dangereuse. Même si vous n’avez pas prévu d’avorter, les choses peuvent mal tourner. Et quand le gouvernement impose des lois draconiennes et incompatibles avec la survie de la mère, alors c’est le drame.”
Toutes les femmes interrogées dans le public, ce jour-là, donneront la même réponse. Et beaucoup d’hommes pensent pareil, comme le mari d’Ellen Pierson, Henri Duarte : “Des femmes mourront si ce droit leur est enlevé. C’est une simple question de liberté personnelle. Est-ce qu’une personne a le droit de contrôler son propre corps ou non ? Si vous croyez en la liberté, alors vous devez être pro-choix”.
Thème rassembleur
Dans le petit gymnase de l’école où est organisé le meeting, le public de 600 personnes est en feu. À la moindre prononciation des mots “avortement” ou “droits reproductifs”, les décibels s’envolent. Ces derniers jours, John Fetterman, star en puissance du Parti démocrate, ne cesse d’insister sur le fait que son concurrent républicain, Mehmet Oz, surnommé “Dr. Oz”, reste flou lorsqu’on lui demande s’il voterait en faveur d’une interdiction fédérale de l’IVG. “Il refuse de répondre à la question”, répète sur scène le candidat qui ne quitte jamais son pull à capuche. “Moi, je me battrai toujours pour le droit à l’avortement. Avorter ne relève ni de ma décision, ni celle de Dr. Oz mais de celle des femmes et de leur médecin.”
Partout aux États-Unis, le droit à l’avortement, soutenu par une grande majorité d’Américains, est devenu un thème rassembleur de la campagne 2022 pour les démocrates, qui multiplient les publicités ciblées. À tel point qu’à l’image de Mehmet Oz, de nombreux candidats républicains, qui répétaient à l’envi leurs positions “pro-vie”, parfois sans exception en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère, se sont faits plus discrets ces derniers mois sur ce sujet, préférant mettre l’accent sur l’inflation ou les problèmes de sécurité.
Les sondages donnent à John Fetterman un léger avantage sur Mehmet Oz. Il s’agit de l’une des courses sénatoriales les plus suivies de ces Midterms-2022. Si la victoire de Fetterman se confirmait le 8 novembre, alors les démocrates auront, grâce à cet État-clé de Pennsylvanie, une chance de conserver leur majorité à la chambre haute et d’empêcher une interdiction fédérale de l’avortement.
Menace à tous les étages
Seulement, la menace ne s’arrête pas au niveau fédéral. Le renversement de l’arrêt Roe v. Wade par la Cour suprême a permis à chaque État de décider de sa politique en matière d’avortement. En Pennsylvanie, la légalité de cette procédure – jusqu’à 24 semaines de grossesse – ne tient plus qu’à un fil aujourd’hui : le gouverneur, un démocrate, peut opposer son véto au Congrès local, dont les deux chambres sont contrôlées par les républicains.
Or, le poste de gouverneur est remis en jeu cette année. Le républicain Doug Mastriano, considéré comme l’un des candidats les plus extrémistes de cette saison électorale, est en lice, face au démocrate et favori Josh Shapiro. Mais même si ce dernier gagnait, la menace ne s’éteindrait pas. De manière à contourner le veto du gouverneur, un amendement anti-avortement voté par les législateurs républicains cet été pourrait être soumis au vote des électeurs l’an prochain, lors de primaires où la participation est historiquement basse.
C’est pourquoi les démocrates se battent à tous les échelons de ces élections de mi-mandat, et notamment pour renverser la majorité de l’une des chambres locales. Dans un État où les électeurs ont l’habitude de panacher leurs votes entre candidats démocrates et républicains, il s’agit cette année de les convaincre de ne pas donner une seule voix au parti anti-avortement.
Les médecins entrent dans la bataille
Ce matin-là, une trentaine de volontaires et candidats démocrates sont réunis devant le pavillon de Lisa Goldstein, dans une banlieue chic de Philadelphie. Pretzels, chips, bouteilles d’eau et mots d’encouragement : cette médecin au sourire enthousiaste, qui semble connaître tout le monde dans le quartier, a transformé son garage en camp de base pour les équipes de porte à porte. Sur le mur, les lettres “DEMOCRACY” sont écrites en grand à la craie bleue.
Lisa Goldstein constate qu’en Pennsylvanie, les menaces contre le droit à l’avortement ont provoqué une levée de boucliers dans sa profession d’ordinaire discrète sur sa couleur politique. “J’ouvre les portes de ma maison depuis 2012 pour aider les campagnes démocrates, et c’est la première fois, depuis le renversement de Roe v. Wade, que je vois autant de médecins s’investir en politique, explique cette psychiatre pour enfants. Car, pour la première fois, les législateurs tentent de faire intrusion dans la salle d’examen, dans la relation que nous avons avec nos patients. Les gynécologues ont lancé le mouvement mais les autres spécialités médicales ont suivi. Il ne s’agit pas seulement d’avortement, c’est la médecine en général qui est menacée par des législateurs qui ne croient pas en la science. Donc, on est là, on frappe aux portes, on organise des événements, on s’exprime sur les réseaux sociaux.”
Cette mobilisation inédite du corps médical s’accompagne d’autres signes interprétés comme prometteurs par le Parti démocrate. Ainsi, les inscriptions sur les listes électorales, notamment chez les femmes et les jeunes électeurs, sont en hausse. Selon la société de conseil TargetSmart, depuis le 24 juin, le jour du renversement de Roe v. Wade, 56 % des nouveaux inscrits en Pennsylvanie sont des femmes. Et parmi ces nouvelles électrices, 62 % sont démocrates, contre 15 % de républicaines. Par ailleurs, 54 % d’entre elles ont moins de 25 ans, signe que la mobilisation est forte chez les jeunes femmes.
Avantage démocrate ?
Parmi les bénévoles chez Lisa Goldstein, samedi, cinq étudiants de l’Université de Philadelphie se préparent à frapper aux portes du quartier. Ils confirment que, dans leur entourage, la mobilisation est frénétique. “J’étais sur le campus le jour où Roe v. Wade a été annulé, raconte Lucy Kronenberg, étudiante en science politique. J’ai reçu énormément de textos d’amis qui me réclamaient de les aider à s’inscrire sur les listes électorales en Pennsylvanie plutôt que dans leur État d’origine. Ils ont réalisé à quel point voter ici était important, étant donné l’enjeu en matière d’avortement : celui qui sera élu gouverneur décidera de sa légalité ou pas.”
Selon J. Miles Coleman, cartographe politique et co-éditeur de la newsletter Sabato’s Crystal Ball, l’outil de prédiction électorale de l’Université de Virginie, les sondages montrent que “les électeurs qui ont été à l’université se soucient davantage de l’avortement, ce qui joue probablement en faveur des démocrates. Or, ce qu’on a vu dans d’autres Midterms par le passé, c’est que ce sont des électeurs diplômés qui ont le plus fort taux de participation. La réussite de Donald en 2016 et en 2020, est d’avoir rallié vers les urnes ce qu’on appelle des électeurs ‘occasionnels’, en général moins diplômés. Or, par définition, s’ils sont occasionnels, ces électeurs votent moins aux Midterms. Donc je pense que l’un des thèmes qui aidera les démocrates avec l’électorat diplômé, c’est bien l’avortement.”
Lucy Kronenberg et ses amis montent dans le SUV de Sarah Carroll, une analyste financière qui dit avoir du temps libre maintenant que ses enfants sont à l’université. Avant de les déposer dans leur zone de porte à porte, cette dernière leur prodigue quelques conseils : “Surtout, si vous tombez sur une personne qui semble en franc désaccord avec vous, repartez poliment et faites en sorte que cette rencontre soit aussi insignifiante que possible pour votre interlocuteur. Vous ne voulez pas motiver davantage un électeur de Mastriano [le candidat extrémiste au poste de gouverneur, NDLR].”
À l’assaut du vote républicain
Tous les weekends, Sarah Carroll met ses baskets, file chez Lisa Goldstein et récupère sa série d’adresses du jour. Puis, elle tournicote dans les allées vallonnées jusqu’à ce qu’elle ait visité toutes les maisons de sa liste. “Mon expérience, à l’échelle de ma banlieue de Philadelphie [une zone particulièrement courtisée par les deux partis, NDLR}, c’est que les femmes inscrites sur les listes en tant que républicaines comptent voter pour les candidats démocrates locaux en raison de la menace sur le droit à l’avortement”, assure-t-elle. “J’espère que dans les zones plus rurales et conservatrices, le même phénomène va s’observer.”
Sarah Carroll cite l’exemple de sa voisine qui, pour la première fois cette année, est venue l’accompagner faire du porte à porte. “Elle est républicaine mais pense que l’avortement devrait être légal et sûr. Donc non seulement elle votera pour la candidate démocrate locale, mais elle a décidé de nous aider à rassembler autant de voix que possible. Nous avons toqué à beaucoup de portes ensemble, notamment chez des femmes républicaines, et elles sont nombreuses à nous dire : ‘Peut-être que je suis personnellement pro-vie mais je pense que l’avortement devrait rester légal et sûr aux États-Unis.’”
Au Kansas, un État conservateur, les électeurs ont rejeté lors d’un référendum en août une loi interdisant l’avortement. Une grosse surprise qui a été suivie par des victoires démocrates inattendues dans des circonscriptions conservatrices de New York ou d’Alaska. Les démocrates y voient un signe et veulent croire que l’avortement sera le thème qui les fera gagner. Le président américain Joe Biden a récemment promis de faire inscrire le droit à l’IVG dans la loi fédérale si les démocrates parvenaient à élargir leur majorité le 8 novembre.
Mais si la gauche semble avoir une chance de conserver le Sénat, la bataille pour la Chambre des représentants s’annonce bien plus difficile. D’autres thèmes de campagne, comme l’inflation et la sécurité, reviennent en effet sur le devant de la scène ces derniers jours.