Un mois après la mort de Mahsa Amini, la révolte contre le voile obligatoire ne faiblit pas en Iran. Portée par des femmes mais aussi soutenue par des hommes issus de toutes les classes sociales, cette lutte n’est pas sans rappeler celle des premières féministes musulmanes qui se dévoilèrent au début du XXe siècle. Entretien.
C’est un acte hautement subversif. En brûlant leur voile, en investissant l’espace public la tête nue, les Iraniennes se dressent chaque jour un peu plus contre la République islamique. La mort de Mahsa Amini est devenue un catalyseur pour celles et ceux qui refusent de mettre un mouchoir sur leurs droits et dénoncent un pouvoir théocratique totalitaire.
La révolte contre le voile obligatoire n’est pas nouvelle. Depuis de nombreuses années, des Iraniennes s’opposent au contrôle de leur corps. Masih Alinejad, activiste iranienne exilée aux États-Unis depuis 2009, a lancé plusieurs campagnes contre le hijab sur les réseaux sociaux : en 2014, “Ma liberté furtive”, en 2017 “Les mercredis blancs”. En 2018, une trentaine de femmes avaient été arrêtées pour avoir enlevé leur voile. Selon la police de Téhéran, elles avaient perturbé “l’ordre social”.
Encore des #femmes à Téhéran qui protestent avec courage contre le voile obligatoire. Les femmes sont le moteur du changement en #Iran
De gauche à droite : rue enghelab. Rue Enghelab, rue Ferdoussi, rue Vali-Asr pic.twitter.com/7tbiRpI930— csdhi.org (@CSDHI) January 29, 2018
Le refus du voile est-il devenu l’étendard du féminisme iranien ? Pour Leïla Tauil, chargée de cours à l’Université de Genève (Unité d’arabe) et membre associée du Centre interdisciplinaire d’études de l’Islam dans le monde contemporain ( UCL), comme de nombreuses féministes musulmanes à travers l’Histoire, les Iraniennes contestent un ordre social basé sur un fondement “patriarcal” et une “sacralisation du voile”.
France 24 : La révolte contre le port du voile obligatoire en Iran est-elle féministe ?
Leïla Tauil : C’est un mouvement spontané de contestation porté par des femmes acquises aux valeurs égalitaires portées par les féministes. Il remet en question le patriarcat sacralisé à travers le voile. La contestation du voile est apparue dès l’instauration de la République islamique par l’ayatollah Khomeini. Le 8 mars 1979, des milliers d’Iraniennes ont manifesté tête nue contre cette obligation. C’était un acte féministe. Qu’est-ce que le féminisme ? C’est vouloir l’égalité totale entre les sexes. Or, le voile islamique est une contrainte vestimentaire féminine qui vise à domestiquer le corps des femmes. Elles doivent se couvrir dès la puberté alors que les hommes peuvent se mouvoir librement sans subir la moindre contrainte vestimentaire. Le voile est aussi un puissant outil de contrôle de leur sexualité : tout contact physique avec le sexe opposé est interdit en dehors du mariage. Les hommes, eux, peuvent jouir d’une certaine liberté sexuelle avec la polygamie, particulièrement en Iran où, avec le mariage temporaire (entre 1 h et 99 ans), ils peuvent avoir des relations sexuelles avec un nombre illimité de femmes.
Cette révolte ressemble-t-elle aux dévoilements qui se sont succédé au XXe siècle en Iran et au Maghreb ?
Les premières féministes arabes et iraniennes apparaissent au début du XXe siècle. Engagées pour les droits politiques des femmes, l’accès à l’éducation mais aussi contre le colonialisme, elles s’opposent toutes au voilement. À l’époque, il s’agit d’un voile social, dénué de connotation religieuse : haïk en Algérie et au Maroc, le sefseri en Tunisie. Avec la Nahda, la renaissance arabe, des réformistes religieux ouverts aux valeurs modernistes critiquent le voilement des femmes. Sediqeh Dowlatabadi, pionnière du féministe iranien [elle dirige le premier magazine féminin à partir de 1919, NDLR], milite publiquement tête nue. En 1923, c’est l’Égyptienne Huda Sharawi, présidente de l’Union féministe égyptienne ; puis dans les années 1930, la Tunisienne Bchira Ben Mrad et la Marocaine Malika El Fassi, les moudjahidates algériennes comme Djamila Bouhired… Toutes transgressent les normes patriarcales en s’engageant publiquement sans voile. Elles contestent ce patriarcat culturel qui impose le voilement social des femmes.
En 1979, l’avènement de la République islamique inaugure l’islamisme mondialisé. Il se fonde sur le voilement des femmes et leur infériorisation sacralisée. Une infériorisation sociale, familiale, juridique et politique. En Iran et en Afghanistan, le voilement est imposé par le pouvoir ; en Égypte et en Algérie, par la société. L’activisme islamiste diffuse à grande échelle la thèse du voile obligatoire en se fondant sur un argumentaire d’autorité religieuse pour contrôler le corps des femmes et en même temps les instrumentaliser en tant que porte-étendard de leur idéologie.
Afghanistan, Arabie saoudite… la révolte des Iraniennes pourrait-elle inspirer, à plus ou moins long terme, un printemps féministe ?
Brûler le voile, c’est contester ouvertement l’islamisme et islam d’État qui entérine l’inégalité des sexes. Ces femmes héroïques peuvent être des modèles d’identification et le point de départ d’une contestation féminine transnationale plus forte. Cet acte subversif peut inspirer toutes celles qui vivent une infériorisation juridique : l’autorité maritale, la polygamie, l’inégalité successorale.
Il existe des mouvements féministes très actifs depuis des décennies dans le monde arabe et qui pourraient revendiquer un État démocratique sécularisé ou laïque fondé sur la séparation des pouvoirs et la garantie des libertés individuelles et droits sexuels. Les jeunesses éduquées arabo-musulmanes, souvent assoiffées de liberté et de démocratie, sont connectées au monde via Internet. C’est une force puissante qui peut devenir source de transformation sociale.
Considérez-vous le voile comme une obligation religieuse ?
Dans le Coran, seulement deux versets sur 6 236 font allusion aux vêtements féminins sans jamais mentionner la chevelure à couvrir. “Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de revêtir leurs mantes (jalabîbihinna), sûr moyen d’être reconnues et d’échapper à toute offense. Dieu est toute indulgence, Miséricordieux.” (Sourate 33, verset 59).
“Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qu’il en paraît et qu’elles rabattent leur voile (khumurihinna) sur leurs poitrines.” (Sourate 24, verset 31)
Quand on étudie les exégètes coraniques des théologiens médiévaux, le voile est un signe de distinction entre les femmes libres, qui sont sommées de le porter, et les esclaves, contraintes de le retirer. Les islamistes ont réussi un tour de force en transformant un voile de distinction sociale en une obligation religieuse pour toutes les femmes. L’objectif est de dominer, de domestiquer leur corps et de l’instrumentaliser en tant que porte-drapeau de leur projet de société fondé sur une morale religieuse et patriarcale. Ils associent la femme voilée à la bonne musulmane.
Le fondement du voile est clairement patriarcal. Aussi, ni l’Ancien Testament, ni les Évangiles, ni le Coran ne parlent du voilement de la tête. Ce sont les moralistes et les théologiens, des trois monothéismes confondus, qui ont inventé cette contrainte vestimentaire féminine. En brûlant leurs voiles, les Iraniennes posent un acte hautement subversif. Elles contestent un voilement sacralisé par l’islamisme.