Alors que l’hiver approche, la Russie a multiplié ces dernières semaines les frappes contre les infrastructures énergétiques en Ukraine. Une stratégie qui vise à miner le moral de la population, mais également à affaiblir les partenaires européens de Kiev, à qui l’Ukraine avait entrepris d’exporter son électricité.
Les autorités ukrainiennes ont annoncé, jeudi 13 octobre, être parvenues à “stabiliser” le réseau électrique, après plusieurs jours de perturbations causées par les frappes russes.
En début de semaine, Moscou a déclenché un déluge de bombardements sur des centres urbains et des villages, mais visant aussi des infrastructures énergétiques, générant des coupures de courant massives à travers toute l’Ukraine, dans les régions de Kiev, Lviv, Nikopol, Kharkiv ou bien encore Donetsk.
À l’approche de l’hiver, Moscou a accentué les frappes contre les installations stratégiques, espérant influer sur le moral de la population mais également empêcher l’Ukraine d’exporter de l’électricité vers l’Europe.
En juin dernier, le président Volodymyr Zelensky avait en effet annoncé le début des exportations via la Roumanie, avec pour objectif que “l’électricité ukrainienne remplace une part considérable du gaz russe consommé par les Européens”.
Anna Creti, professeure d’économie à l’université Paris Dauphine et membre du Centre de géopolitique de l’énergie et des matières premières (CGEMP), analyse pour France 24 les enjeux de la production électrique ukrainienne.
France 24 : Les Russes ont frappé les installations électriques ukrainiennes ces dernières semaines occasionnant des coupures de courant massives. Comment expliquer le peu d’impact durable sur le fonctionnement du réseau ukrainien ?
Cette difficulté rencontrée par les Russes est due à la nature même d’un système électrique qui fonctionne par compensation. Lorsqu’une ligne est détruite par un missile, les autres prennent le relais pour acheminer le courant.
Contrairement à un gazoduc qui peut être mis hors service par une attaque unique, le maillage électrique offre une forte résilience. Il faudrait détruire plus de 50 % des lignes pour parvenir à isoler suffisamment le système et ainsi créer une rupture d’approvisionnement durable.
Les frappes russes conservent néanmoins un pouvoir de nuisance important car elles influent sur la stabilité du réseau. La compensation engendre des changements de puissance sur les lignes, qui affectent la qualité d’approvisionnement et peuvent générer des coupures.
Qu’en est-il de la production d’électricité ? L’Ukraine était largement excédentaire dans ce domaine avant la guerre. Est-elle aujourd’hui capable de protéger et garantir son approvisionnement électrique durant l’hiver ?
En Ukraine, plus de 50 % de la production d’électricité provient des centrales nucléaires. Ces sites constituent des cibles plus faciles que le réseau électrique, mais les risques sont évidemment énormes. Pour les Ukrainiens, ils sont aussi plus faciles à protéger contre les bombardements que des infrastructures disséminées à travers tout le pays.
La production d’électricité ukrainienne est bien sûr affectée par la guerre et a connu une baisse significative, notamment du fait de la déconnexion du réseau, depuis septembre, de sa plus grande centrale nucléaire à Zaporijjia. Celle-ci représente, à elle seule, 20 % de la production du pays.
Mais en parallèle, la demande d’électricité a elle aussi considérablement diminué depuis que l’Ukraine est entrée en guerre, d’environ 40 %. Cette baisse massive s’explique, bien sûr, par le ralentissement de l’activité économique, qui joue fortement sur la consommation d’énergie, par l’exode de la population mais également par des choix politiques. Le gouvernement est parvenu à mettre en place, de manière préventive, un plan de sobriété drastique en concentrant l’effort sur les besoins essentiels tels que l’armée et les hôpitaux. Avec cette stratégie et malgré les frappes, l’Ukraine a pour l’instant réussi à éviter les rationnements.
Ce plan de sobriété drastique est une protection. Pour autant, il est impossible de prédire l’impact de futures frappes russes ni la froideur de l’hiver qui approche. La question du chauffage sera essentielle, or celui-ci est majoritairement fourni par le gaz qui, même s’il a été réduit au minimum, continue pour le moment d’être approvisionné par gazoduc depuis la Russie. Pour ce qui est du courant, au mieux les Ukrainiens devront composer avec des coupures occasionnelles, au pire le gouvernement devra imposer un rationnement drastique, y compris dans la journée.
Cette semaine, suite aux frappes russes, les autorités ukrainiennes ont annoncé l’interruption des livraisons d’électricité vers l’Europe débutées en juin. Celles-ci devaient permettre à l’Ukraine de financer l’effort de guerre et à l’Europe de pallier la baisse des achats de gaz russe. Ce projet peut-il reprendre ?
Le rapprochement énergétique entre l’Ukraine et l’Union européenne avait été initié bien avant la guerre. Il concerne plusieurs pays baltes interconnectés à la Russie et qui ont graduellement basculé vers l’Ouest pour intégrer le marché européen.
L’Ukraine comptait profiter de sa production excédentaire d’électricité pour approvisionner d’abord les pays d’Europe de l’Est puis augmenter graduellement les flux pour alimenter l’intégralité du bloc.
Jusqu’à la fin de l’été, ce projet était encore envisageable car l’Ukraine bénéficiait toujours d’un tiers de la production de Zaporijjia, mais avec la déconnexion de la centrale, les exportations semblent compromises. Dans la situation actuelle, la priorité de l’Ukraine est bien sûr d’assurer son propre approvisionnement et les estimations laissent penser que la marge est aujourd’hui très réduite.
Par ailleurs l’objectif affiché par Kiev de compenser les achats européens de gaz russe paraît très ambitieux. Outre le questionnement sur la capacité de production ukrainienne, d’importants investissements seraient nécessaires pour permettre la montée en puissance des livraisons et il est techniquement difficile d’opérer la bascule du gaz à l’électrique pour les mêmes usages, à court terme. Même si ce plan pouvait reprendre, il ne constitue certainement pas une solution magique pour remplacer l’énergie russe.
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