Israël et la Turquie ont annoncé, mercredi, la reprise totale de leurs relations diplomatiques après plus de dix ans de brouille. Coopération énergétique, difficultés économiques en Turquie, dynamique de normalisation des relations entre l’État hébreu et ses voisins… Ce réchauffement revêt plusieurs enjeux, notamment pour Ankara qui cherche désormais un positionnement géopolitique “moins conflictuel”. Entretien.
Après plus de dix ans de “gel”, Israël et la Turquie ont annoncé, mercredi 17 août, un rétablissement complet de leurs liens ainsi que le retour de leurs ambassadeurs et des consuls généraux dans les deux pays. Le Premier ministre israélien Yaïr Lapid a expliqué dans un communiqué la “décision d’élever le niveau des liens (avec Ankara) à des relations diplomatiques pleines et entières” en précisant que cette reprise “est un atout important pour la stabilité régionale et une nouvelle économique très importante”.
Les deux pays naviguaient pourtant en eaux troubles depuis plusieurs années. En 2010, les forces israéliennes avaient lancé un assaut meurtrier contre le navire turc “Mavi Marmara” qui tentait d’acheminer de l’aide à l’enclave palestinienne de Gaza, sous blocus israélien et contrôlée par les islamistes du Hamas – qui ont d’ailleurs des représentants en Turquie.
Puis, en mai 2018, après la mort d’une cinquantaine de Palestiniens tués par l’armée israélienne à Gaza, la Turquie avait rappelé son ambassadeur en Israël et renvoyé l’ambassadeur israélien. L’État hébreu avait riposté en renvoyant le consul général turc à Jérusalem.
Comment expliquer alors que les deux pays se rapprochent de nouveau ? Pourquoi maintenant ? Décryptage de David Rigoulet-Roze, chercheur spécialiste du Moyen-Orient rattaché à l’Institut français d’analyse stratégique (Ifas), chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques.
France 24 : Pourquoi Israël et la Turquie rétablissent maintenant leurs relations diplomatiques après plus de dix ans de “gel” ?
David Rigoulet-Roze : Il est à noter que c’est aujourd’hui plutôt à l’initiative d’Ankara que le rapprochement se fait, alors qu’avant c’était plutôt l’État hébreu qui était proactif en la matière. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a bien compris qu’il devait ajuster sa posture géopolitique en la rendant moins conflictuelle, sinon moins agressive – dans la mesure où cela avait été finalement assez largement contre-productif ces dernières années.
C’est la finalisation d’un processus déjà en cours depuis plusieurs mois. Fin novembre 2021, le président Erdogan s’est entretenu – pour la première fois depuis 2013 – avec le Premier ministre israélien de l’époque, Naftali Bennett. Puis il y a eu la visite du président Isaac Herzog à Ankara en mars dernier, première visite d’un tel niveau depuis 2007. Le 25 mai, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, a effectué à son tour une visite en Israël. Puis, au mois de juin, on a pu voir un renforcement des relations entre les services de renseignement israélien et turc, à la faveur de la révélation des menaces terroristes émanant de l’Iran et visant des touristes israéliens en Turquie. Yaïr Lapid, alors ministre israélien des Affaires étrangères, avait d’ailleurs remercié Ankara à ce sujet.
Cette évolution significative a de fait des facteurs d’explication du côté turc. Le président Erdogan rencontre des difficultés intérieures accrues qui le poussent à adopter une posture moins conflictuelle avec ses voisins : les élections législatives et présidentielle en juin 2023 s’annoncent beaucoup moins faciles qu’auparavant pour lui, et la situation économique en Turquie n’est pas étrangère à cette baisse de popularité du président et de son parti, l’AKP.
La forte inflation (de 79,6 % en juillet, NDLR) est logiquement imputée au gouvernement au pouvoir – la politique de l’AKP a pourtant été perçue pendant des décennies comme un modèle de développement économique –, lequel se trouve contraint d’attirer le maximum d’investissements étrangers pour pallier ces difficultés économiques.
D’où les reprises de contact paradoxales à bien des égards, avec l’Émirati Mohammed ben Zayed ou encore avec le Saoudien Mohammed ben Salmane – pourtant voué aux gémonies après l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Il s’agit donc d’un virage à 180 degrés pour Ankara comme seul en est capable l’”animal politique” qu’est Recep Tayyip Erdogan – qui s’embarrasse peu de la cohérence de sa ligne initiale. Le fait est que les contraintes économiques lui imposent de revoir à la baisse ses ambitions géopolitiques extérieures.
Cette reprise des relations s’inscrit-elle, pour Israël, dans une démarche plus globale de normalisation des liens avec plusieurs pays voisins ?
C’est incontestable, c’est la même dynamique. Sauf qu’il ne s’agit pas là d’un pays arabe comme ceux concernés par les accords d’Abraham et que le contentieux sur la question palestinienne – et particulièrement sur Gaza – demeure avec Ankara depuis l’affaire du “Mavi Marmara” en 2010. Le rétablissement des relations avec la Turquie élargit le spectre de la normalisation pour Israël. D’autant plus qu’il y a cette question iranienne, et qu’on a vu l’importance que pouvaient avoir des relations étroites avec Ankara justement pour sécuriser les nombreux touristes israéliens visitant la Turquie.
Cela permet aussi d’éloigner la Turquie de l’Iran, les deux étant parties prenantes, avec la Russie, du format d’Astana (un ensemble de rencontres tripartites entre différents acteurs de la guerre en Syrie, NDLR). Ankara a son propre agenda, et Israël est pour sa part fondamentalement préoccupé par la présence iranienne en Syrie. Sur ce dossier, l’État hébreu peut avoir intérêt à se rapprocher de la Turquie pour l’éloigner davantage encore de Téhéran – d’autant que l’Iran a récemment fait obstruction à Ankara, qui voulait intervenir militairement contre les Kurdes dans le nord de la Syrie.
Quels intérêts communs les deux pays partagent-ils concernant une éventuelle coopération énergétique ?
La question du gaz en Méditerranée avait été un sujet de contentieux important depuis l’accord signé par la Turquie avec la Libye, le 27 novembre 2019, sur les délimitations maritimes lui donnant l’accès à des zones de forage revendiquées par la Grèce et/ou Chypre – soutenus, elles, par Israël.
Or, depuis janvier 2022, Israël et la Turquie se sont déclarés disposés à coopérer sur un projet de gazoduc visant à relier des gisements israéliens en Méditerranée orientale à la Turquie pour ensuite acheminer cette manne gazière vers l’Europe, qui en a plus que jamais besoin depuis la rupture de l’approvisionnement en gaz russe.
Dans ce rétablissement des relations Israël-Turquie, il y a donc aussi l’idée qu’il y a potentiellement des opportunités de développement coopératif.
Que dire enfin des dissensions persistantes sur la question palestinienne ?
Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Cavusoglu, ne peut pas se désavouer par rapport à l’ambition qu’affiche Ankara depuis plusieurs années de soutenir la cause palestinienne. Il l’a d’ailleurs redit explicitement mercredi en assurant que la Turquie “n’abandonnerait pas la cause palestinienne” et continuera de “défendre les droits des Palestiniens, de Jérusalem et de Gaza”.
L’axe turco-qatari continuera donc d’avoir son importance en ce qui concerne la question palestinienne, et c’est un point de friction qui va demeurer avec Israël. Mais ce ne sera pas suffisant pour hypothéquer la reprise des relations diplomatiques. À l’avenir, Ankara manifestera probablement sa désapprobation voire sa condamnation de la politique israélienne par rapport à Gaza, car cela fait partie intégrante de la position traditionnelle de la Turquie.
Mais il y a une dynamique générale de la part d’Ankara qui consiste à revoir ses ambitions extérieures à la baisse, parce que ces ambitions géopolitiques doivent être financées. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Et comme la Turquie est plongée dans une grave crise économique, cela devient d’abord un problème de politique intérieure pour le président Erdogan.