Dans l’une des favelas les plus défavorisées de Rio de Janeiro au Brésil, des habitants ont donné de leur temps pour établir le plus grand jardin urbain d’Amérique latine. La ‘Horta de Manguinhos’ nourrit actuellement environ 800 familles par mois avec des produits sans pesticides et abordables. Si la violence et les fusillades mortelles dans les favelas du nord de la ville remettent en cause la survie de tels projets, notre Observateur Yuri Lopes Cruz se veut positif sur l’évolution du projet.
Le jardin Manguinhos fait partie du projet Hortas Cariocas, du nom des “Carioca” – habitants de la ville de Rio. Le projet a été lancé en 2006 et comprend désormais 56 jardins situés dans des écoles et des quartiers considérés comme vulnérables dans la ville, principalement dans des favelas.
Hortas Cariocas est géré et financé par la municipalité de Rio de Janeiro, mais chaque jardin est entretenu par un groupe d’habitants qui reçoit une allocation mensuelle pour son travail, ainsi que des légumes et des fruits frais qu’ils peuvent emporter chez eux sans dépenser le moindre sou. La moitié des produits est donnée localement, mais l’équipe est ensuite libre de commercialiser l’autre moitié, en plus de l’allocation qu’elle reçoit.
Le jardin de Manguinhos est le plus grand et le plus abouti des projets d’Hortas Cariocas, s’étendant sur une superficie de la taille de quatre terrains de football.
Il a été salué par le Pacte de politique alimentaire urbaine de Milan comme l’un des meilleurs systèmes de ce type au monde. Hortas Cariocas a également reçu une reconnaissance internationale en tant que politique socio-environnementale percutante, génératrice d’emplois et garantissant la sécurité alimentaire.
“La parcelle de terrain où se trouve le jardin urbain était autrefois une ’cracolândia’ ”
Notre Observateur, Yuri Lopes Cruz est biologiste et agriculteur urbain spécialisé en agro écologie qui travaille pour Hortas Cariocas. Il a grandi dans le Complexo do Alemão, un ensemble de favelas de Rio de Janeiro, et il se bat pour la souveraineté alimentaire dans ces espaces depuis plus d’une décennie.
Yuri Lopez Cruz fait un selfie avec l’équipe Hortas Cariocas au Complexo Do Alemão.
Les gens ne parlent que des mauvaises choses qui se passent dans les favelas – la violence, le trafic de drogue et les mauvaises conditions sanitaires. Bien sûr, ces choses existent, mais ce n’est pas raconter toute l’histoire. Les favelas abritent de merveilleux projets et initiatives.
Manguinhos est l’une des régions les plus pauvres du monde. La parcelle de terrain où se trouve le jardin urbain était autrefois une “cracolândia” [nom donné à un quartier de São Paulo réputé pour la consommation du crack, et par extension, zone fréquentée par les toxicomanes, NDLR]. Aujourd’hui, la terre produit environ trois tonnes de carottes, d’oignons, de choux et d’autres légumes chaque mois pour les personnes qui en ont le plus besoin ; et emploie une vingtaine de personnes de la favela.
Le jardin fonctionne grâce aux personnes les plus vulnérables de Rio, leur fournissant une alimentation saine, un emploi et des perspectives de vie. Beaucoup de nos volontaires ont été impliqués dans la drogue et le crime, ou essaient de s’en sortir, tandis qu’un autre de nos volontaires souffre de schizophrénie par exemple.
“L’alimentation saine est souvent réservée à l’élite”
Au Brésil, le taux d’obésité chez les personnes de plus de 20 ans est passé de 12,2 % à 26,8 % de 2002 à 2019, selon les statistiques gouvernementales. Pour Yuri, cela est en partie dû au manque d’accès à l’information sur la nutrition. Hortas Cariocas s’efforce de combler cette méconnaissance à travers divers ateliers destinés aux personnes de tous âges.
Il est très important de manger sainement, mais au Brésil, comme dans d’autres pays, la nourriture saine est souvent réservée à l’élite. Pendant ce temps, les pauvres se retrouvent avec de la nourriture empoisonnée, pleine de pesticides.
Les légumes cultivés à Manguinhos et dans nos autres jardins urbains sont tous bio. Aucun engrais, agrotoxines ou pesticides ne sont utilisés. C’est très important pour nous.
L’utilisation de produits agrochimiques a explosé sous la présidence de Jair Bolsonaro. En 2019, le chef d’État brésilien a approuvé l’enregistrement de 474 nouveaux pesticides – le nombre le plus élevé en quatorze ans. Les importations de pesticides au Brésil ont également battu un record absolu. En 2019, 335 000 tonnes de pesticides ont été achetées, en hausse de 16 % depuis 2018.
“L’un de nos principaux défis est la guerre entre la police et les gangs”
Hortas Cariocas travaille dans certaines des favelas les plus défavorisées et les plus dangereuses de Rio, où la violence et les fusillades mortelles sont monnaie courante entre la police et les gangs. Le jeudi 21 juillet 2022, la police a tué au moins 18 personnes lors d’un raid contre une organisation criminelle dans la favela d’Alemão, d’où est originaire Yuri. Quatre cents policiers militaires lourdement armés ont été déployés dans la favela.
Des vidéos circulant sur les réseaux sociaux montraient des fusillades intenses et un hélicoptère de la police volant à basse altitude au-dessus de la favela.
Não é na Ucrânia, é no Rio de Janeiro, mais precisamente no Complexo do Alemão. Criminosos fortemente armados disparando contra um helicóptero da polícia. Disparos c/armas desse tipo no meio de uma cidade como o Rio podem resultar em grandes tragédias p/a população. pic.twitter.com/xZ4eJWeTaQ
— Hoje no Mundo Militar (@hoje_no) July 21, 2022
Pour Yuri, des raids comme ceux-ci peuvent entraver la survie des jardins urbains et d’autres initiatives.
L’un des principaux défis pour des projets comme Hortas Cariocas est la guerre entre la police et les gangs dans les favelas les plus vulnérables. Pendant les opérations de police, nous ne pouvons pas travailler. Les écoles, les établissements de santé et les magasins sont également contraints de fermer, tandis que les enfants doivent rester à la maison où ils pourraient être assassinés. N’importe qui peut être touché par une balle à tout moment.
Dans les régions des zones ouest et nord de Rio, qui comprennent les favelas d’Alemão, Pehnha, Manguinhos et Jacarezinho, la police entre sans prévenir et tire déjà à son arrivée. La police associe les favelas aux trafics, ce qui ne sert qu’à criminaliser la pauvreté. La police peut parfois nous prendre pour des trafiquants de drogue et nous tuer sans demander. Quand il y a des opérations policières, notre travail est en danger, il faut tout arrêter.
“Nous voulons que ce projet soit dupliqué dans le monde entier”
Malgré la violence, des projets comme Hortas Cariocas offrent une lueur d’espoir aux habitants des favelas et une bouée de sauvetage importante, à un moment où l’inflation pousse les prix des denrées alimentaires à des niveaux vertigineux. Environ 33 millions de Brésiliens (15,5 % de la population) souffrent désormais de la faim, selon une étude menée par un réseau de groupes de la société civile.
Yuri espère que les jardins urbains pourront inspirer des communautés ailleurs, en aidant d’autres personnes.
Le plan est de développer davantage le jardin de Manguinhos. Nous voulons également que le projet soit reproduit non seulement au Brésil, mais dans le monde entier. Certaines régions d’Afrique et de Chine ont déjà reproduit le programme Hortas Cariocas, parce que ça marche vraiment [le jardin de Manguinhos nourrit actuellement 800 familles et emploie 20 personnes, NDLR].
Nous verrons après l’élection [présidentielle] d’octobre, le résultat fera vraiment la différence pour notre croissance. Nous espérons que le prochain gouvernement au pouvoir mettra en place des politiques d’intégration sociales plus humaines qui financent des projets comme les Hortas Cariocas, ce qui permettrait notre croissance et notre pérennité.
Le premier tour de l’élection présidentielle brésilienne aura lieu le 2 octobre 2022 et un second tour est prévu le 30 octobre si aucun des candidats n’obtient 50 % des voix. Les deux principaux candidats sont le président brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro et son rival de gauche, Luiz Inácio Lula da Silva, connu pour sa politique sociale.