Vingt-et-un ans après sa dernière participation au Tour de France masculin sous le nom de BigMat Auber, la formation de Seine-Saint-Denis, désormais appelée Saint-Michel Auber93, fait son retour dans la Grande Boucle via la compétition féminine. France 24 a suivi son staff sur la troisième étape entre Reims et Épernay.
Il n’y a pas de contre-la-montre sur le parcours du Tour de France Femmes 2022. Pourtant, c’est bien à cet exercice que ressemble une journée typique pour toutes les équipes qui participent à la Grande Boucle. Préparation du matériel, briefing, transfert, cérémonies protocolaires, médias, ravitaillement… Une étape passe à une vitesse folle pour les coureuses comme pour leur staff technique chargé de les mettre dans les meilleures conditions pour chaque étape.
Mardi 26 juillet, le départ de la troisième étape entre Reims et Épernay est prévu pour 13 h. Mais la journée commence bien plus tôt pour l’équipe Saint-Michel Auber93, logée la veille au pied de la difficulté finale du parcours du jour, la terrible côte de Mutigny et ses 900 mètres à 12,2 % de pente moyenne. Dès 7 h 30, l’encadrement est à pied d’œuvre pour préparer le matériel avec une dernière inspection des vélos, la préparation des bidons d’eau et la répartition des voitures suiveuses.
Exorcisme de la veille
Juste avant le départ, Charlotte Bravard, la directrice sportive de l’équipe, et Simon Arnold, le directeur de la performance, réunissent leurs troupes dans le salon de l’hôtel pour le traditionnel briefing. Les deux invitent dans un premier temps chacune des coureuses à s’exprimer sur l’étape de la veille, marquée par de terribles chutes, dont celle de Simone Boilard, leader des “Madeleines”, le surnom de l’équipe féminine de Saint-Michel.
“C’est vraiment dommage. Les filles faisaient un super travail pour me garder à l’avant. Je voulais être placée au moment d’aborder le circuit final. On y était presque et ça a chuté devant moi. Au pire moment”, analyse la jeune québécoise de 22 ans, qui arbore encore sur son bras droit les marques de sa chute.
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“Vous avez été devant les trois quarts de la course. Vous n’avez rien à envier aux plus grosses équipes”, encourage Charlotte Bravard. “La chute a tout désorganisé et on perd notre objectif qui était un maillot blanc pour Simone. On va s’en trouver un nouveau. Au moins, vous êtes toutes encore là”, ajoute-elle. Une autre équipe française, la FDJ-Suez-Futuroscope, n’a pas eu cette chance, perdant sa leader Marta Cavalli, victime d’une commotion cérébrale.
“Placer un pion à l’avant”
Place ensuite au décryptage du parcours du jour, entre Reims et Épernay. Une étape accidentée, longue de 133,6 km et avec plus de 1 500 m de dénivelé à gravir. Les six coureuses la connaissent déjà pour l’avoir reconnue deux semaines auparavant.
“Aujourd’hui, les courses se jouent tellement sur le placement que ces reconnaissances sont devenues essentielles. Elles permettent aux coureuses de connaître le terrain pour anticiper les obstacles”, confie Simon Arnold.
Le directeur de la performance le rappelle d’ailleurs : 40 premiers kilomètres accidentés avec des traversées de villages avec mobilier urbain et rétrécissement de voies, une partie exposée au vent mais “à priori faible aujourd’hui”, la côte de Mesnil-sur-Oger à 40 km de l’arrivée “qui pourrait écrémer le peloton” et évidemment la bosse finale de Mutigny qui “se jouera à la pédale” – comprendre la plus forte s’imposera. Pour appuyer ses explications, il fait défiler les données qu’il a amassées sur l’étape, fruit de longues recherches, notamment effectuées à l’aide de Veloviewer, le logiciel qui s’est imposé comme une bible pour les équipes pros.
Charlotte Bravard reprend la parole : “Notre objectif aujourd’hui, c’est de placer un pion à l’avant et si possible un bon. Avec le profil, j’aimerais que ce soit Sandrine [Bideau] ou Coco [Coraline Demay, NLDR]. Le peloton devrait laisser du champ à l’échappée. Être dedans peut nous permettre d’accrocher le bon wagon quand les plus fortes déclencheront les hostilités”, conclut la directrice sportive avant que l’équipe n’embarque en direction de Reims.
David contre Goliath
Les Saint-Michel Auber93 connaissent leurs forces et leurs faiblesses. Bien qu’elle ait été créée en 2012, l’équipe n’a accédé au statut professionnel qu’au début de la saison 2022. Mais elle n’a pas peur de défier les grosses écuries du World Tour, la plus haute division du cyclisme féminin dans laquelle l’intégralité des coureuses ne vivent que du vélo. Du côté des “Madeleines”, ce n’est pas encore le cas. Ainsi, Barbara Fonseca est professeure de sport quand elle n’est pas sur un vélo. Alison Avoine, quant à elle, continue ses études pour être neuropsychologue.
Saint-Michel Auber93 a pour elle son histoire et ses couleurs orange reconnaissables de loin. L’équipe cycliste, hommes et femmes confondus, est actuellement la deuxième plus ancienne formation française, créée dès 1994. Et le côté David contre Goliath est dans l’ADN du club, comme le rappelle Stéphane Javalet, manager de l’équipe depuis les débuts.
L’histoire de l’équipe est également profondément ancrée dans ses racines franciliennes : “Aubervilliers et la Seine-Saint-Denis sont réellement nos partenaires de toujours”, rappelle Stéphane Javalet.
“Tout le monde conserve de nous cette vision de la petite équipe qui, pour son premier Tour de France, remporte une victoire d’étape avec Cyril Saugrain. Ça a boosté notre popularité auprès du public français”, raconte le manager de 61 ans, alors que les véhicules de l’équipe prennent position dans le paddock. Une logistique qui s’est mise à la hauteur du Tour avec 13 membres d’encadrement au lieu de six sur les courses habituelles.
“On est arrivés sur la pointe des pieds en début d’année et finalement on a fait Paris-Roubaix, la Ride-London et nous voici sur le plus bel évènement mondial : le Tour de France. C’est une fierté et une reconnaissance de notre sérieux et de notre politique de professionnalisation du secteur féminin”, savoure le manager.
“On espère que la dynamique du Tour aboutira à une vraie parité sur le plan salarial”, veut croire Stéphane Javalet, qui en fait l’objectif de 2023. Car l’équilibre économique reste fragile pour la Saint-Michel Auber93, qui aimerait accrocher les wagons lorsque l’Union Cycliste Internationale (UCI) créera sa deuxième division pour les femmes, la Continental Pro, à l’horizon 2025.
Pendant que le manager relate la riche histoire de Saint-Michel Auber93, l’immuable rituel d’avant-course s’enchaîne pour les six coureuses de l’équipe. Après s’être mises en tenue dans le bus, elles agrafent leurs dossards puis montent sur le vélo. Un rapide passage dans la zone mixte pour répondre aux journalistes, quelques discussions avec les curieux qui s’amassent dans le paddock et c’est déjà l’heure de l’échauffement.
“Heureusement qu’on n’est pas payés au bidon”
La voiture d’assistants ne verra cependant pas le départ. Elle doit partir 20 minutes avant pour préparer le premier point de ravitaillement de la course. Direction le kilomètre 36, au milieu des vignes, pour être fin prêts lors du passage des coureuses. Un sandwich avalé au bord de la route et il est déjà temps pour Valérie et Ronan d’enfiler leur chasuble Saint-Michel et de se mettre en place. Réglementation oblige, ils se positionnent tous les deux du côté droit de la route, à une trentaine de mètres d’accord. Pendant ce temps, le community-manager glane quelques clichés. Le peloton arrive peu après. Dans la mêlée, ils parviennent à donner un bidon à chaque coureuse.
“Heureusement qu’on n’est pas payés au bidon donné”, plaisante Valérie, énergique quinquagénaire.
Le temps de laisser passer la cohorte des véhicules qui suivent la course et il faut déjà repartir pour le prochain point. Une véritable course contre-la-montre pour gagner le kilomètre 58 avant le peloton et se repositionner. Rebelote ensuite pour se placer au kilomètre 94. Tout au long du périple, Valérie jongle entre les données de la course et celle de son GPS, tout en regardant la carte “à l’ancienne” pour s’orienter et éviter les barriérages de la course. Elle est aussi en communication constante avec Charlotte Bravard et Simon Arnold pour lui indiquer le positionnement des joueuses. Les deux pisteurs, situés dans la voiture du directeur d’équipe, derrière le peloton, répercutent ensuite les infos aux coureuses via l’oreillette. Poser un ravitaillement est un art.
“Il y a déjà les limitations réglementaires qui font qu’on ne peut pas ravitailler dans les 30 premiers kilomètres et dans les 20 derniers. Ensuite, on essaie de se mettre au niveau de côtes pour que le peloton arrive moins vite. On essaie d’appréhender aussi les points où le peloton risque d’être nerveux qui sont peu propices. Enfin, on fait aussi en fonction de l’infrastructure routière puisqu’il faut être capable d’enchaîner les points”, explique Valérie, satisfaite au dernier arrêt, alors que les six coureuses ont attrapé un ravitaillement au dernier point.
Passé le troisième arrêt, il est temps pour Ronan et Valérie d’accomplir leur ultime tâche de la journée. Foncer sur la ligne d’arrivée pour un dernier ravitaillement. Post-course celui-ci. Plus de bidons d’eau cette fois, mais de l’eau fraîche et surtout des sodas pour rebooster les six courageuses “Madeleines” exténuées par l’effort requis par la dernière bosse.
La course ne s’est pas déroulée comme prévu. Contrairement aux prévisions, le peloton a encore refusé de laisser une échappée se développer malgré les tentatives des Saint-Michel de fausser compagnie. Quand les hostilités ont commencé entre les prétendantes au classement général, elles ont réussi à s’accrocher. Coralie Demay pointe même à la 24e place du classement général, un score honorable pour Saint-Michel Auber93.
“La course a été difficile à lire. Le peloton n’a pas laissé filer donc on savait que ça allait être dur sur la fin. Mais les filles se sont bien accrochées notamment Coralie [Demay] et Simone [Boilard]. On a eu peur pour elle après sa chute d’hier. C’était compliqué au début, mais elle est revenue très forte sur la fin, même si elle a fini avec un pneu quasiment à plat”, débriefe Charlotte Bravard. “On espère que demain nous sera un peu plus favorable.”
Du côté du staff, on s’affaire vite à tout remballer. Il faut déjà filer vers Troyes et le prochain hôtel. Là, il faudra nettoyer les vélos, se nourrir, dormir. Et être prêt à tout recommencer le lendemain.