La flambée du cours mondial des céréales a mis sous pression le système de contrôle des prix du blé en Tunisie, pourtant garant de paix sociale dans le pays. Les céréaliers tunisiens dénoncent l’absence de vision stratégique de l’État, ainsi que des politiques de prix favorisant les trafics illicites avec les pays voisins. Reportage.
C’est la fin des moissons en Tunisie. Des dizaines de moutons et de chèvres ont remplacé les moissonneuses-batteuses dans ce champ écrasé par le soleil près de Kairouan, dans le centre du pays. Les caprins festoient sur les quelques centimètres de pieds de blé, sous le regard vigilant de Rokya et de son chien Botchi.
“On en a marre de manger que des pâtes !”, s’exclame la bergère de 55 ans quand France 24 lui demande comment elle gère la flambée des prix en Tunisie. “On n’arrive plus à acheter de l’huile de tournesol et la seule viande qu’on mangera cette année, c’est le mouton qu’on a égorgé pour l’Aïd”, ajoute cette mère de quatre enfants. “Ce nouveau président a encore fait empirer les choses”, lâche t-elle avant de retourner à ses chèvres.
La situation pourrait être bien pire encore si la Tunisie ne disposait pas d’un mécanisme de contrôle étatique des prix, qui permet de garder un prix accessible pour certaines denrées alimentaire de base – comme le pain, les pâtes, la semoule de couscous – en dépit des fluctuations des cours mondiaux.
Mais la flambée des prix des céréales à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie a mis le système sous pression. Faute d’autosuffisance, l’État tunisien se retrouve à importer à prix d’or des céréales pour combler une grande partie de ses besoins, tout en fixant un prix d’achat du blé local jugé beaucoup trop faible par les agriculteurs tunisiens.
“Il y a de plus en plus de trafiquants qui proposent aux agriculteurs un prix plus élevé que celui fixé par l’État tunisien. Ensuite, ces chargements sont écoulés vers l’Algérie ou la Libye à un prix encore plus élevé”, affirme Ahmed Amri, un céréalier avec 25 hectares de terre dans les environs de Kairouan.
“Si l’État ne prend pas de précaution contre ces trafics, il n’y aura plus de blé tunisien. C’est un vrai risque pour la sécurité alimentaire nationale”, ajoute l’agriculteur de 52 ans, depuis la grange où il range son équipement pour les récoltes.
Matériel obsolète et manque d’engrais
Le lieu est à mi-chemin entre l’espace de rangement agricole et la casse automobile. Des pneus isolés, des pièces mécaniques et des moteurs à cœur ouvert trainent autour de vieux tracteurs et de sept imposantes moissonneuses-batteuses de marque anglaise.
“En fait, il n’y en a que trois qui marchent vraiment…. Les autres sont non fonctionnelles. Les pièces de rechange sont beaucoup trop chères, je n’ai pas les moyens de les réparer !”, s’exclame Ahmed Amri. L’agriculteur doit donc cannibaliser les machines délabrées, afin de réparer lui-même ses moissonneuses-batteuses restantes.
Le délabrement du matériel est à l’image de l’appauvrissement des céréaliers tunisiens, en dépit d’une augmentation récente des prix d’achat fixés par l’État.
“Les intrants comme l’engrais ont augmenté de 40 % par rapport à la saison dernière. Le carburant aussi est beaucoup plus cher. Si l’État n’avait pas augmenté son prix d’achat, personne n’aurait été faire la récolte”, avance le céréalier. La diminution de ses profits lui semble d’autant plus injustifiée que les cours mondiaux du blé n’ont jamais été aussi élevés.
Contrebande et rendements insuffisants
Une situation qui résulte d’un manque criant de stratégie de l’État après la révolution de 2011, selon Belguith Korayech, le directeur de la Société mutuelle des services agricoles al-Aghaliba (SMSA). Son bureau est installé à proximité des entrepôts où les céréaliers de la région viennent déposer leur production avant qu’elle ne soit achetée par l’Office nationale des céréales.
“Cette année, on a eu au moins 15 % du blé de la région de Kairouan qui a été détourné vers l’étranger par des trafiquants (…). Les réseaux de contrebande avec la Libye notamment sont très bien organisés”, confirme cet expert du secteur agricole.
Selon lui, la hausse historique des cours mondiaux devrait être une opportunité pour l’État tunisien de flécher une partie de l’argent dédié aux importations vers des investissements visant à améliorer le rendement par hectare en Tunisie.
“En ce moment, on perd en rendement à toutes les étapes : au moment des semis et de la croissance du blé par manque d’intrants, et au moment de la récolte à cause de la vétusté des machines agricoles”, précise Belguith Korayech.
L’économie au bord du gouffre
Ces préoccupations économiques vitales pour l’économie tunisienne sont pourtant loin des débats du moment. Tandis que la classe politique se déchire sur le projet de nouvelle Constitution du président Kaïs Saïed, soumise à un référendum controversé ce 25 juillet, l’État tunisien peine désormais à trouver l’argent pour certaines importations-clés.
Le 20 juillet dernier, un navire transportant 6 000 tonnes d’huile végétale a ainsi fait demi-tour avec sa cargaison, après avoir attendu pendant 14 jours une lettre de crédit de l’Office nationale de l’huile, selon le journal tunisien Le Temps.
“Il y a beaucoup de navires commerciaux qui attendent comme ça dans le port de Sousse”, souligne Belguith Korayech. “Quand on voit leurs lumières la nuit, on dirait une véritable ville sur la mer.”