Fin juin, une vidéo montrant le saccage d’une installation florale, installée à l’occasion du mois des fiertés à Beyrouth, a été largement partagée par les internautes libanais. Les auteurs de cet acte de vandalisme ont tourné eux-mêmes ces images. Ils s’autoproclament “Soldats du Seigneur” et assurent œuvrer contre les “dérives LGBT” et le mariage civil au Liban.
La scène se déroule le 24 juin dans le quartier majoritairement chrétien d’Achrafieh à Beyrouth, rue Sassine. Un groupe d’hommes se filme devant une composition florale aux couleurs du drapeau LGBT et récitent des versets de l’Ancien Testament.
“[Ce sont] des loups déguisés en brebis. Ils kidnappent nos enfants. [L’homosexualité] est un péché fatal au corps et à l’âme”, s’emporte l’un d’eux, furieux.
Un jeune homme blond et ultra tatoué est agrippé au panneau et arrache les fleurs colorées. Un autre membre du groupe s’adresse à la caméra en pointant un doigt vers le ciel : “Si quelqu’un ose afficher encore ce drapeau aux couleurs de l’arc-en-ciel, ce sera un signal envoyé par le Seigneur à ses soldats pour qu’ils l’éradiquent.”
Un troisième homme se hisse au panneau et fait allusion au mariage civil, qui est interdit au Liban mais a récemment refait surface dans les débats politiques. “Cette loi du diable [le mariage civil] ne passera pas !”, promet-il.
Cette installation, érigée sur un panneau publicitaire au début du mois de juin par les organisateurs de la marche des fiertés à Beyrouth célébrait la diversité des orientations et des identités sexuelles au Liban. En dessous des fleurs, il était inscrit : #LoveAlwaysBlooms (“L’amour finit toujours par éclore” en français).
Cette photo, publiée sur Instagram le 24 juin par les organisateurs de la marche des fiertés, montre le panneau fleuri avant et après sa destruction.
Des “justiciers” œuvrant au nom de Dieu
Les hommes dans la vidéo ne se cachent pas et ils ont été identifiés dans la presse. Ils s’appellent Georges Chawa, Joseph Mansour et Sabeh Haddad et se font surnommer “Jnoud el-Rabb”, les “soldats du Seigneur” en français. Ils ont eux-mêmes partagées les images de cet acte de vandalisme sur leur page Facebook. Depuis, la vidéo a été relayée sur Twitter et Youtube et plusieurs internautes les félicitent.
Après la diffusion de cette vidéo, le ministère de l’Intérieur a ordonné aux forces de sécurité de “prendre immédiatement les mesures nécessaires pour empêcher tout type de célébration, de réunion ou de rassemblement” de personnes de la communauté LGBT. Selon le ministère, “le prétexte de la liberté d’expression ne suffit pas à justifier la promotion de ces activités contraires aux principes divins (sic)”.
Unacceptable, homophobic decision by the Interior Minister to ban queer events because they are against #Lebanon’s “traditions” & religion.
But blowing up a whole city & bankrupting an entire country are totally in line with our traditions apparently. #priorities 🤷🏽♀️ 🌈 pic.twitter.com/QtMBAgP7BM
— Aya Majzoub (@Aya_Majzoub) June 24, 2022
“Ces hommes sont implicitement impunis et protégés par la loi”
Wadih El Asmar, membre du centre libanais des droits de l’Homme, s’inquiète de cette réponse des autorités :
Ce genre d’agressions est une conséquence de la campagne de l’État qui cible la communauté LGBT. On en retient que le concept de droit est flou, car la décision récente du ministère de l’Intérieur est anti-constitutionnelle.
Il est évident de notre point de vue que le ministère de l’Intérieur profite des “actions” de ces groupes pour semer la confusion autour des sujets qui gênent au Liban, comme le mariage civil ou les droits de la communauté LBGT, et ensuite pour s’attirer les sympathies des leaders religieux – figures aussi spirituelles que politiques – musulmans et chrétiens.
Ces hommes sont implicitement impunis et protégés : ils affichent ouvertement leur identité dans des vidéos et sur les réseaux sociaux et pourtant, ils ne se sentent pas menacés par la loi.
Le mariage civil, un autre combat de “Jnoud el-Rabb”
Parmi leurs combats, les “Jnoud el-Rabb” refusent catégoriquement que le mariage civil soit légalisé au Liban, où seules les cérémonies religieuses sont autorisées. Débattu au parlement depuis les années 1950, le projet de loi pour instaurer le mariage civil se heurte à de nombreuses polémiques nationales. Et il est systématiquement rejeté.
Mais après les élections législatives libanaises en mai, des députés sunnites récemment élus se sont exprimés en faveur de ce projet de loi, suscitant des réactions d’opposition de plusieurs leaders religieux, chrétiens et musulmans.
Le groupe “Jnoud el-Rabb”, comme la plupart des figures religieuses libanaises, s’oppose catégoriquement au mariage civil, car selon eux, cela ouvrirait la voie à la légalisation des unions de personnes du même sexe.
Le 2 juillet, une manifestation contre “les événements pro-LBGT” a ainsi été organisée dans le centre de Tripoli, la deuxième plus grande ville du pays à majorité sunnite. L’appel à la mobilisation avait été lancé la veille par un célèbre imam de la ville.
Wadih Al Asmar poursuit :
Là où “Jnoud el-Rab” se retrouve sur la même ligne que les extrémistes sunnites, c’est le rejet du mariage civil, qu’ils associent aux droits LGBT. Mais ils se divisent autour du port du voile et d’autres questions interreligieuses.
Qui sont ces “soldats du Seigneur” ?
Les “Jnoud el-Rab” ou “soldats du Seigneur” n’en sont pas à leur première vidéo : ils se mettent régulièrement en scène sur Facebook, publient des vidéos de leurs hommes à moto, ou posent tous habillés avec des t-shirts noirs arborant le “blason” du groupe : un bouclier blanc ailé orné de croix ancrées rouges devant une bible ouverte. Leurs publications sont souvent accompagnées de versets de l’Ancien Testament.
Originaire du quartier d’Acharafieh, ce groupe ultraconservateur avait déjà fait annulé en 2019 un concert du groupe libanais “Machrou’ Leila”, dont le chanteur Hamed Sinno est ouvertement homosexuel.
Groupement de “Soldats du Seigneur” devant le siège de la banque libanaise SGBL à Beyrouth, le jour des élections législatives au Liban, le 15 mai. Parmi eux, on voit Sabeh Haddad, l’un des hommes qui ont vandalisé le panneau floral à Achrafieh.
Roula Talhouk dirige le Centre de documentation et de recherches islamo-chrétiennes de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Elle explique :
Ces hommes se positionnent en protecteurs de Dieu, car ils considèrent que leurs croyances religieuses, et par extension eux-mêmes, sont menacées voire persécutées au Liban, alors qu’il n’en est rien. Leur réaction face à la sécularisation relative de la société est de revenir à des “bases” de culture religieuse rétrogrades, et de transposer des idéaux et des pratiques culturelles oubliés à la société contemporaine. Ils sont incapables d’acculturation : plus la société va rejeter ces revendications, plus le groupe va pencher vers l’extrémisme.
“Ils s’autoproclament en défenseurs absolus de Dieu”
Ils ne s’opposent pas seulement à la communauté LGBT, ou au mariage civil, mais vont jusqu’à s’autoproclamer en défenseurs absolus de Dieu.
Leur rhétorique me rappelle les combattants chrétiens pendant la guerre civile libanaise, qui arboraient des croix barrées sur les mitrailleuses et les tanks. Ils disaient clairement à l’ennemi : je te bombarde au nom de Dieu.
Côté chiite, le Hezbollah utilise aussi cette esthétique en incorporant le nom d’Allah dans son identité politique. C’est une caractéristique de tous les fondamentalistes : non seulement ils s’opposent aux individus en dehors de leur communauté, mais ils ont également une vision très fondée et très étroite de la religion, qui ne permet aucun détour.
“Les leaders religieux ont une réelle mainmise sur les aspects civils de la vie des croyants”
Dans la plupart des pays arabes, surtout les sociétés multiconfessionnelles comme le Liban, il existe un code du statut personnel. Ce code opère indépendamment de la Constitution. La plupart des constitutions arabes postcoloniales sont plutôt laïques. Mais au Liban, le code du statut personnel accorde aux leaders religieux un pouvoir sur la vie privée de leurs communautés respectives.
Ce qui fait que ces leaders ont une réelle mainmise sur les aspects civils de la vie : l’héritage, le mariage, l’adoption ou le divorce. Or, le Liban abritant différentes confessions, le mariage civil faciliterait les mariages interreligieux, et, par extension, l’héritage interreligieux et intercommunautaire. Pour les leaders religieux, cela n’a pas lieu d’être.
Ainsi la structure sociale est étroitement liée à la structure religieuse qui elle-même dicte la structure politique libanaise. Le projet de loi du mariage civil fait face à beaucoup de rejet car il dépouillerait les individus de leur appartenance religieuse et de l’emprise des leaders religieux.
Bien que le mariage civil ne soit pas pratiqué au Liban, le pays reconnaît toutefois les contrats de mariage de citoyens libanais hétérosexuels signés à l’étranger.
Des Libanais de confessions différentes ont ainsi pu célébrer des unions civiles en ligne, orchestrées par des maires ou des juges de pays étrangers. D’autres ont dû s’envoler à Chypre ou en Turquie pour se dire “oui”.
Au Liban, l’article 534 du code pénal criminalise toujours “tout acte sexuel contre-nature” d’un an de prison maximum, et interdit l’union des personnes du même sexe.
En 2007, seulement 18 % des libanais se prononçaient en faveur de la normalisation de l’homosexualité dans leur pays, selon une étude du Pew Research Center.