Un scandale à plusieurs dizaines de milliards de yuans secoue en profondeur le très important secteur des petites banques rurales en Chine. Les autorités ont donné des précisions sur un “gang criminel” responsable de cette affaire qui empêche depuis des mois plus de cent mille chinois d’accéder à leurs comptes.
C’est promis : à partir du vendredi 15 juillet, les autorités de la province de Henan, à 680 km au sud de Pékin, vont commencer à rembourser les clients de quatre banques au cœur d’un des plus vastes scandales financiers que la Chine ait connu ces dernières années.
Une perspective qui est loin d’avoir rassuré la centaine de milliers de titulaires de comptes qui n’ont plus accès à leurs fonds depuis des mois, raconte le South China Morning Post mercredi 12 juillet. D’abord parce que ces remboursements ne concernent que les plus modestes des clients, dont les dépôts en banque ne dépassent pas 50 000 yuans (7 414 euros) . Le tour des autres dépositaires est repoussé à un hypothétique “futur proche”.
L’application anti-Covid utilisée pour bloquer les manifestants
Mais surtout, parce qu’en parallèle, les autorités chinoises “harcèlent et intimident” les clients afin de les dissuader de manifester. “J’ai reçu un appel de la police m’incitant à exprimer mes ‘inquiétudes’ de manière légale et à ne pas participer à des rassemblements qui pourraient être considérés comme des émeutes”, a raconté Wang, un client d’une des banques, au South China Morning Post.
La police et les représentants locaux du Parti communiste chinois ont aussi rendu visite à d’autres clients pour les prévenir que manifester pouvait leur coûter leur emploi, a appris l’agence de presse Reuters.
D’autres responsables locaux ont poussé le zèle jusqu’à utiliser l’application officielle anti-Covid à des fins pas très sanitaires. Obligatoire pour tous les Chinois, elle affiche un statut “vert” pour ceux qui ne sont pas malades et “rouge” pour les personnes contaminées par le virus SARS-CoV-2 ou qui ont été cas contact. Plusieurs clients des banques en difficulté ont découvert que leur statut avait – indépendamment de tout test – viré au “rouge”, restreignant considérablement leur possibilité de se déplacer et les empêchant… de manifester.
“C’est ce détournement de l’application, très commenté sur les réseaux sociaux depuis plus d’un mois, qui a transformé cette affaire, d’abord régionale, en scandale national”, explique un ressortissant chinois qui, pour des raisons de sécurité, a préféré garder l’anonymat. Pékin avait décidé, fin juin, de limoger cinq responsables locaux soupçonnés d’avoir trempé dans ce bidouillage d’applications anti-Covid.
L’affaire a même eu un écho international après une manifestation, dimanche 10 juillet, qui a réuni plus de 1 000 clients de ces banques devant le siège de la filiale de la Bank of China à Zhengzhou, la capitale de la province de Henan.
Ce n’était pas la première fois, ces derniers mois, que des manifestants réclamaient de pouvoir retirer leur argent, mais ce rassemblement a débouché sur des violents affrontements avec des policiers en civil qui s’étaient mêlés à la foule. La vidéo des heurts a fait le tour du monde.
Une gigantesque fraude
Il devient donc urgent pour les autorités, obsédées par le maintien à tout prix de l’ordre social, de trouver une issue à ce scandale, qui ébranle le maillon le plus faible de la chaîne financière chinoise : les banques de village ou de canton.
En avril dernier, les clients de quatre d’entre elles – la Yuzhou Xinminsheng Rural Bank, la Shangcai Huimin Rural Bank, la Zhecheng Huanghuai Rural Bank, et la Guzhen Xinhuaihe Rural Bank – ont découvert qu’ils ne pouvaient plus retirer d’argent. “En réalité, il y a deux banques supplémentaires dans la province voisine d’Anhui qui sont aussi touchées, mais leur nombre de clients est beaucoup plus faible”, précise The Paper, un site chinois d’information indépendant.
La raison officielle avancée à l’époque : une mise à jour du réseau informatique interne empêchait d’accéder aux comptes depuis l’extérieur. Mais quatre mois plus tard, cette explication ne convainc plus personne.
Surtout que les autorités bancaires chinoises ont annoncé mi-mai avoir ouvert une enquête sur plusieurs actionnaires du groupe qui chapotent les banques. À la détresse des clients privés d’accès à leurs économies s’est alors greffée une rocambolesque affaire criminelle.
Après deux mois d’enquête, la police chinoise a “pu confirmer qu’un gang criminel, dirigé par le suspect Lu Yi, a pu utiliser depuis 2011 le groupe Henan Xincaifu pour contrôler les banques en question et influencer et manipuler le personnel de la banque [pour s’enrichir]”.
Les faits reprochés à Lu Yi, actuellement en fuite, suggèrent une fraude massive préparée de longue date et planifiée dans les moindres détails, détaille Ycai Global, un média chinois d’informations économiques. Le suspect aurait obtenu en 2004 les droits d’exploitation pour les péages d’une autoroute dans la région de Henan. Peu après, il a utilisé les perspectives de profits juteux de ces péages pour convaincre une banque de lui accorder un important prêt. Lu Yi aurait alors utilisé ces fonds pour mettre en place un vaste réseau de sociétés écrans qui ont pris des participations dans plusieurs institutions financières, dont le groupe Henan Xincaifu, la holding qui chapeaute les banques locales actuellement au cœur du scandale.
Il a ensuite cherché à recruter toujours plus de clients pour ces quatre banques en promettant des taux d’intérêt bien supérieurs à ce que pratiquent les établissements financiers du même acabit. “C’est comme ça que ces banques ont pu avoir des clients dans toute la Chine et non pas seulement issus des communautés locales comme c’est la norme pour ces banques de villages”, explique Xin Sun, spécialiste de l’économie chinoise au King’s College de Londres.
Au total, plus de cent mille Chinois dans tout le pays possèdent des comptes dans ces banques, alors que ces institutions financières ultra-locales ne comptent généralement que quelques milliers de clients au maximum.
Lu Yi et ses complices auraient alors détourné une partie des fonds pour financer leurs propres investissements. Jusqu’à pousser ces banques au bord de la faillite. Nul ne sait réellement quelle est l’ampleur de ce désastre financier. Plusieurs médias ont avancé le chiffre de 39 milliards de yuan (5,75 milliards d’euros) déposés sur les comptes bloqués de ces banques. Mais le site The Paper, qui a pu analyser une partie des comptes, évalue les sommes en jeu “à 20 milliards de yuan (2,95 milliards d’euros) au maximum”.
Des banques essentielles pour “revitaliser” les campagnes chinoises
Les autorités ont annoncé, lundi 11 juillet, avoir arrêté une partie des suspects et être sur la piste de l’argent pour renflouer les caisses. “L’objectif est clairement de faire de cette histoire un cas isolé lié à une affaire purement criminelle, alors que c’est symptomatique de problèmes plus vastes”, affirme Xin Sun.
Ce scandale illustre, en effet, la fragilité du réseau des banques locales, qui sont pourtant des outils importants dans la politique économique de Xi Jinping. “Il y en a un peu plus de 1 600 sur tout le territoire qui servent officiellement de relais au pouvoir central pour mener à bien les objectifs de revitalisation des campagnes chinoises”, explique Xin Sun.
Le milieu rural est, en effet, l’un des grands perdants du “miracle” économique chinois et Xi Jinping a annoncé, en 2021, vouloir tout mettre en œuvre pour combler l’écart entre les campagnes et les villes.
Ces banques rurales ont ainsi été investies d’une mission hautement politique sans forcément avoir les moyens de la mener à bien. “Ce sont des institutions dont les règles de bonne gouvernance sont souvent faibles, ce qui fait qu’elles servent généralement les intérêts des actionnaires et sont soumises à l’influence du pouvoir politique local”, affirme Xin Sun.
Pour cet économiste, il ne fait guère de doute que d’autres banques locales trempent dans des affaires d’utilisation abusive des fonds de leurs clients. Mais peut-être pas dans les mêmes proportions que les banques du Henan.
Tant que la situation économique était au beau fixe, ces manipulations pouvaient passer inaperçues. L’argent qui rentrait permettait de dissimuler les magouilles d’actionnaires peu scrupuleux.
“Le ralentissement économique et la crise du secteur immobilier ont accéléré les problèmes”, estime Xin Sun. La bonne santé financière de ses banques dépend, en effet, beaucoup des prêts accordés pour les projets immobiliers et de leur remboursement. Et avec une économie qui tourne de plus en plus au ralenti, les défauts de paiement se multiplient.
Les banques croulent alors sous le poids croissant des créances douteuses et si, en plus, elles sont entre les mains d’actionnaires comme à Henan, elles peuvent rapidement se retrouver avec les caisses complètement vides. Même pour les simples clients qui pensaient avoir mis leur argent en sécurité.