Publié le : 28/06/2022
Depuis le début de l’année, 4 154 exilés égyptiens ont débarqué sur les côtes italiennes. C’est près de trois fois plus qu’il y a un an, à la même période. Étranglés par une crise économique et une répression à son paroxysme, ces exilés en quête d’une vie meilleure voient la fuite par la mer comme un ultime recours.
Chaque jour ou presque, dès le printemps, des petits bateaux chargés de migrants débarquent en Italie. Secourus, pour la plupart, au large de la Calabre, de la Sicile et de Lampedusa, ces naufragés ont pris tous les risques, sur cette route périlleuse de la Méditerranée centrale, pour une vie meilleure en Europe.
D’après le ministère italien de l’Intérieur, 26 652 personnes sont arrivées en Italie par la mer entre le 1er janvier et le 27 juin 2022. Deuxième pays d’origine de ces exilés, juste derrière le Bangladesh : l’Égypte. Jusqu’à la fin du mois de mai dernier, elle était même la première nationalité représentée parmi les arrivants. Pourtant le chemin pour arriver jusqu’en Italie depuis les côtes égyptiennes est considérable : plus de 1 500 km séparent, par exemple, Alexandrie des îles italiennes de Lampedusa et de la Sicile.
Malgré cela, sur la totalité des personnes débarquées en Italie cette année, 4 605 étaient bangladaises (16 %), et presque autant, 4 154, étaient égyptiennes (15 %). C’est près de trois fois plus qu’à la même période, il y a un an, lorsque 1 543 ressortissants du pays avaient été comptabilisés. Soit “une augmentation spectaculaire” des arrivées depuis l’Égypte, des mots même de la Commission européenne. Dans une note interne datée du 15 juin et consultée par le média Euro Observer, l’institution assure d’ailleurs que 80 millions d’euros seront prochainement versés au gouvernement égyptien pour lutter contre les départs en mer depuis ses côtes.
Sur cette somme, quelque 23 millions d’euros seront octroyés dès cette année pour financer “l’équipement de surveillance des frontières maritimes”. Les 57 millions d’euros restants seront versés l’année prochaine pour l’achat “d’autres équipements à identifier”, précise le document. La note ajoute qu’une augmentation des contrôles de la frontière égyptienne avec la Libye et le Soudan est aussi à prévoir, sans plus de précisions.
Une facture d’électricité en augmentation de 271 %
Si l’Union européenne (UE) agit dès maintenant, c’est que l’exode de ces milliers d’Égyptiens pourraient bien s’inscrire dans la durée, tant les facteurs qui les poussent à partir semblent enracinés à la société égyptienne.
Depuis plusieurs années déjà, le pays est englué dans une grave crise économique dont il peine à s’extirper. En 2016, soit deux ans après la prise de pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi, le Fonds monétaire internationale (FMI) a débloqué un premier prêt de sauvetage de 12 milliards de dollars. Le gouvernement s’était alors engagé à mettre en œuvre des mesures d’austérité d’un côté, et de l’autre, à encourager le développement d’une économie inclusive tirée par le secteur privé, nécessaire pour créer des emplois et réduire la pauvreté.
“Seule la moitié de ce plan a été appliquée, déplore Timothy Kaldas, chercheur au Tahrir Institute for Middle East Policy. L’austérité, oui, elle est devenue une réalité pour des millions de personnes. L’État a coupé les subventions sur le fuel, le gaz naturel ou encore l’électricité. Pour les Égyptiens, la facture a été salée : la somme d’argent dédiée à l’électricité par les personnes pauvres et la classe moyenne a augmenté de 271 % entre 2011 et 2017-2018”.
Résultat, le taux de pauvreté a explosé. D’après les chiffres officiels, il s’élève aujourd’hui à 29,7 %. Soit deux points de plus qu’en 2015. La Banque mondiale, elle, est plus sévère. En 2019, elle estimait que 60 % de la population était très pauvre ou vulnérable.
La pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine ont porté le coup de grâce à cette situation économique déjà moribonde. Car avant l’offensive russe, l’Égypte était l’un des principaux clients de Kiev, qui lui fournissait près de 30 % de ses importations de blé. Les 60 % restants étaient assurés par la Russie. Cette situation de quasi-dépendance fait peser la menace d’une pénurie alimentaire dans le pays, dont les conséquences pour la population seraient désastreuses.
Face à la raréfaction des importations et donc à l’augmentation des prix – le prix des denrées alimentaires a progressé de 17,5 % en février – il devient difficile pour le gouvernement de continuer à subventionner le pain “baladi”, qui profite pourtant à 70 % de la population depuis des décennies.
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Déjà en 2020, les autorités avaient fait payer à la population leur mauvaise gestion économique. Pour maintenir le prix d’une miche de pain au niveau subventionné de 5 piastres, soit environ 0,0027 euros, le gouvernement a diminué le poids du pain. De 110 grammes en 2016, il est passé à 90 grammes en 2020. De 1988 à 2013, pour le même prix, les Égyptiens pouvaient s’offrir une miche à 130 grammes.
Plus de 60 000 détenus d’opinion
Pour Timothy Kaldas, “les autorités accusent constamment l’étranger d’être à l’origine de tous les maux que connait le pays. Mais les Égyptiens se battent au quotidien depuis longtemps. De nombreux jeunes, qui ne parviennent pas à s’en sortir seuls, restent vivre avec leurs parents pour dépenser le moins possible, explique-t-il. Alors, après plusieurs années sans améliorations, et face à une constellation de problèmes, logique qu’ils cherchent des opportunités ailleurs”.
Dans ce contexte, beaucoup se tournent vers le secteur informel pour travailler, plus facile d’accès certes, mais aussi plus précaire. Certains font aussi le choix de l’entreprenariat, un moyen rapide et plus simple, sur le papier, de gagner sa vie. “Mais même pour monter sa propre entreprise, ultime recours de nombreuses personnes qui ne trouvent pas de travail, c’est compliqué, assure Timothy Kaldas. Il n’est pas rare de voir les militaires débarquer du jour au lendemain dans vos bureaux, et tout fermer, si vos activités ne leur conviennent pas”.
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Les plus chanceux seront réprimandés. Les autres, jetés en prison. D’après Amnesty International, l’Égypte compte aujourd’hui plus de 60 000 détenus d’opinion, dont “des militants pacifiques, des défenseurs des droits humains, des avocats, des universitaires et des journalistes détenus uniquement pour avoir exercé leurs droits à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association”. Pour le pionnier de la défense des droits humains dans le pays et exilé en France Bahey Eldin Hassan, l’Égypte d’Abdel Fatah al-Sissi est aujourd’hui comparable à “la Syrie de Bachar al-Assad” ou “au Soudan” de l’ancien dictateur Omar el-Béchir, affirme-t-il dans un entretien à TV5monde.
Le 27 avril, le président égyptien a lâché du lest. Ce jour-là, plus de 3 200 détenus ont été remis en liberté, à l’occasion de l’anniversaire de la “libération du Sinaï”, péninsule occupée de 1967 au 25 avril 1982 par Israël. Mais la grâce présidentielle ne résoudra pas huit ans de restrictions, de menaces, et de censure. Pour les Égyptiens en quête d’une vie meilleure, difficile d’imaginer un avenir dans l’Égypte du dirigeant qui, à la faveur d’une révision de la Constitution opérée en 2019, pourrait rester techniquement à la tête du pays jusqu’en 2030.
“Je crains que la migration ne soit devenue le destin inévitable de milliers d’Égyptiens, regrette le chercheur Hassan Abdel Rahman. Le rêve d’un avenir meilleur en Europe est devenu, pour beaucoup, leur principal objectif”.