Lésions à l’œil, tirs par derrière, grenades lacrymogènes contre jets de pierre… Les manifestations qui secouent l’Équateur depuis le 13 juin sont le théâtre d’un déferlement de violence. Cinq manifestants ont été tués et des centaines de personnes blessées, à la fois du côté des protestataires et des forces de l’ordre. Les manifestants, emmenés par des organisations indigènes, dénoncent notamment la hausse du coût de la vie.
Le mouvement de protestation a été lancé le 13 juin par la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (Conaie), une organisation ayant déjà mené des manifestations massives en octobre 2019, et qui a contribué au renversement de trois présidents entre 1997 et 2005. Celle-ci réclame notamment la baisse du prix des carburants et le contrôle des prix des denrées alimentaires. D’autres secteurs ont ensuite rejoint le mouvement.
Cinq manifestants ont été tués depuis le début des manifestations. Parmi eux, il y a Byron Guatatoca, mort le 21 juin dans la ville de Puyo. Selon Amnesty International, sa mort “a été causée par des agents des forces de l’ordre”, probablement par un tir de grenade lacrymogène. Dans une première vidéo, on le voit ainsi au sol, avec de la fumée qui s’échappe du corps (géolocalisation ici). Puis une explosion retentit. Une deuxième vidéo le montre également avec la tête ensanglantée. De son côté, la police a déclaré qu’il était probablement décédé après avoir “manipulé un engin explosif”.
De plus, environ 500 personnes ont été blessées (manifestants et forces de l’ordre), de nombreuses routes ont été bloquées, et des bâtiments ont été saccagés et incendiés.
Ce poste de police de Puyo a été brûlé le 21 juin par des manifestants, selon la police (géolocalisation ici).
“Parfois, on voit qu’ils ont été visés par derrière, vu l’emplacement de leurs blessures”
Iván Dueñas est médecin et chercheur à Quito, au sein de la Pontificia Universidad Católica del Ecuador (Puce).
Le 22 juin, nous avons installé un poste de santé dans l’enceinte de la Puce pour soigner les gens blessés lors des manifestations, car nous avons constaté qu’ils étaient nombreux.
Le 23 juin, par exemple, nous avons soigné une trentaine de manifestants, pour la plupart des hommes âgés de 20 à 50 ans. Je me suis notamment occupé d’un homme qui avait une lésion à l’œil gauche, et d’autres blessures au niveau du visage et des membres supérieurs. Il m’a dit qu’il avait été blessé “par un tir à bout portant”, au parc El Arbolito [où de nombreux affrontements ont eu lieu entre manifestants et forces de l’ordre, NDLR]. Il disait qu’il voyait une lumière rouge : on peut donc penser que sa rétine était intacte et qu’il avait du sang au niveau de la chambre antérieure de l’œil. Nous l’avons ensuite envoyé à l’hôpital, car nous n’avons pas d’ophtalmologue au poste de santé.
Heridas varias por perdigones a un paciente de 41 años. Una de esas en el ojo de este paciente atendido en el puesto de salud PUCE. Refiere que fue un “disparo a quemarropa” @CIDH pic.twitter.com/bQmiXhyhUy
— Iván Dueñas (@ivanduespin) June 23, 2022
La blessure à l’œil d’un homme dont Iván Dueñas s’est occupé le 23 juin, au poste de santé de la Puce, à Quito. © Iván Dueñas
Beaucoup de personnes ont été asphyxiées ou brûlées à cause du gaz lacrymogène. Certaines se sont blessées en tombant, en courant. Nous avons ainsi constaté beaucoup de contusions. De plus, nous avons vu des gens avec des blessures causées par des munitions, possiblement du plomb. Parfois, on voit qu’ils ont été visés par derrière, vu l’emplacement de leurs blessures.
Un enfant ayant reçu du gaz lacrymogène dans les yeux, au parc El Arbolito, à Quito. © INREDH (23 juin)
J’ai l’impression que le niveau de répression des forces de l’ordre est plus élevé qu’en octobre 2019, même s’il y avait eu onze morts à l’époque, donc davantage. C’est peut-être dû à la récente approbation d’une loi relative à l’usage de la force : je pense qu’elle met les policiers en confiance, même si elle n’est pas encore entrée en vigueur. Par exemple, ces derniers jours, ils sont entrés dans des universités – notamment pour poursuivre des manifestants – alors que c’est interdit.
“La police vient de tirer des grenades lacrymogènes dans le campus de la Puce, juste à côté du poste de santé où nous nous occupions des personnes blessées et touchées par le gaz”, écrit Andrés Peralta, bénévole au même poste de santé qu’Iván Dueñas, le 22 juin (géolocalisation ici).
“La police intervient et tire des grenades lacrymogènes dans l’Université centrale de l’Équateur”, dénonce la Conaie, le 21 juin.
Le 7 juin, l’Assemblée nationale a approuvé une loi régulant l’usage de la force qui préoccupe certaines organisations sociales, notamment en raison de ses articles sur “l’usage exceptionnel de la force” lors des manifestations pacifiques.
“Des manifestants tentent de ‘neutraliser’ les grenades de gaz lacrymogène”
Andrés Oñate, 32 ans, étudie la pédagogie de la musique à Quito. Il est sorti protester à plusieurs reprises, notamment au parc El Arbolito le 24 juin :
Je suis arrivé au parc vers 14 h 30. Des policiers tiraient du gaz lacrymogène et juste après, ils avançaient en moto. Ils avaient aussi un véhicule avec une lance à eau, pour éteindre les feux allumés par les protestataires. Du côté des manifestants, ceux de la “première ligne” leur lançaient des pierres et tentaient de neutraliser les grenades de gaz lacrymogène en les plongeant dans des bouteilles contenant du bicarbonate de sodium et de l’eau. Derrière eux, des gens chantaient et criaient des slogans.
Ces hommes “neutralisent” une grenade lacrymogène, en la mettant dans une bouteille (gros plan de la bouteille ici), au parc El Arbolito, à Quito, le 24 juin. © Andrés Oñate
Du gaz lacrymogène, des protestataires avec des boucliers et des lances, et une personne recevant des soins, à côté du parc El Arbolito, à Quito, le 24 juin (géolocalisation ici). © Andrés Oñate
Personnellement, je proteste contre la hausse du coût de la vie, qui concerne les aliments, les transports, l’eau potable… En 2021, ma bourse étudiante a également été supprimée : c’est lié au programme d’austérité imposé par le FMI [en raison d’un prêt de 6,5 milliards de dollars accordé au pays en 2020, NDLR]. De plus, notre qualité de vie s’est détériorée : le taux d’homicides est en hausse [entre 2016 et octobre 2021, il est passé de 5,81 à 10,62 pour 100 000 habitants, NDLR], les hôpitaux manquent de médicaments…
À mon avis, depuis le 13 juin, le président Guillermo Lasso a commis des erreurs qui ont exacerbé les tensions par la suite : l’arrestation de Leonidas Iza [le président de la Conaie a été arrêté le 14 juin, puis libéré le lendemain, NDLR], l’occupation de la Maison de la culture par les forces de l’ordre durant plusieurs jours [un lieu symbolique pour les indigènes, NDLR]…
Des protestataires qui utilisent une arme artisanale, des lances et des boucliers, à côté du parc El Arbolito, à Quito (géolocalisation ici). © Réseaux sociaux (23 juin)
Une procédure de destitution visant le président en discussion à l’Assemblée
Le 25 juin, les députés ont commencé à débattre de l’éventuelle destitution du président Guillermo Lasso, au pouvoir depuis mai 2021. L’opposition – majoritaire mais divisée au sein de l’Assemblée – le rend responsable de la “grave crise politique” actuelle.
Le même jour, le président a mis fin à l’état d’urgence qu’il avait décrété dans plusieurs provinces du pays, et le lendemain, il a annoncé une baisse du prix des carburants, en guise de “main tendue”.