Depuis le 24 février et l’invasion de l’Ukraine, de nombreux citoyens français ont quitté la Russie, pour des raisons pratiques ou par choix politique. La mise en œuvre des sanctions économiques occidentales a modifié le quotidien de ceux qui sont restés et renforcé leur isolement.
“Ça a été le coup de grâce. Pour moi, la Russie, c’est fini. Je pensais déjà partir mais là, je ne peux pas prendre le risque de rencontrer des gens qui soutiennent la guerre, surtout quand ils sont proches de moi. C’est trop compliqué.” Au téléphone, Christine explique pourquoi elle a quitté Moscou, ville dont elle a tant aimé la vie culturelle. Elle y vivait depuis 2005. Au printemps, la rupture a été consommée, et semble définitive. Le point de chute de la famille, lui, reste à définir.
“Personne n’aurait pu imaginer vivre ce type de situation”, se désole Cécile Rogue, arrivée en Russie il y a 27 ans – la moitié de sa vie. “C’est un déchirement pour beaucoup. Car nous aimons tous ce pays et assistons, désolés, à son isolement total.” Jusqu’à récemment encore, cette entrepreneuse indépendante organisait des voyages touristiques en France pour une clientèle russe éprise de son art de vivre. Contrainte par l’épidémie de Covid-19 à repenser son activité, Cécile Rogue s’est orientée vers le marché intérieur en proposant des séjours dans les petites villes méconnues de Russie. “Désormais, je montre aux Russes leur pays, ce qu’ils ne voient pas, tout en gardant mon empreinte française. Ce secteur a un potentiel énorme. Mais il est clair que financièrement, cela n’a rien à voir.”
Lorsque la guerre a commencé, les Français entrevoyaient le bout du tunnel sanitaire. Mal vécue, la gestion du Covid-19 avait suscité des tensions au sein de la communauté : dans l’impossibilité de recevoir une dose de vaccin reconnue par les autorités européennes, les Français n’ont pas eu d’autre choix que de se faire vacciner avec Sputnik, le seul vaccin disponible en Russie – et ignoré en France. Sur le réseau Telegram, le groupe de discussion initié au début de l’épidémie avait vocation à répondre aux interrogations de chacun et partager informations, contacts et retours d’expérience. Ce réseau d’entraide a perduré et renseigne à présent sur une nouvelle réalité. “Quelles banques russes permettent encore de faire des virements en euros vers l’Europe ?” ; “Quelqu’un a-t-il fait le Moscou-Dubaï-Nice ?” ; “Avez-vous un bon VPN à me conseiller ?” L’accumulation des sanctions adoptées contre la Russie et le brusque raidissement intérieur ont entraîné un isolement inédit du pays dans l’histoire de la Russie contemporaine.
“Il faudra du temps pour tout remettre en route”
À Saint-Pétersbourg, Franck a vu partir subitement tous les étudiants européens, sans le comprendre vraiment. “Il n’y a pas de risques pour nous ici.” Dans son foyer universitaire, il partage sa chambre avec un Turc et un Iranien. “Ici, il ne reste plus que ceux dont les pays n’imposent pas de sanctions à la Russie : les Chinois, les Africains…”, témoigne l’homme de 28 ans venu apprendre le russe. Franck envisageait une carrière dans le tourisme dans cette région du monde – faire connaître Odessa, où il a vécu un an, Minsk et la Russie. “Autant dire que mon avenir professionnel s’est assombri.” À contre-cœur, il quittera la Russie dans un mois.
La fébrilité générale, nourrie par l’impression d’une escalade imprévisible, a fait fondre le nombre des expatriés. “Nous avons réalisé tellement de devis pour des déménagements que je n’ai pas même eu le temps de me poser la question pour moi-même”, confie Alexis Saporta, directeur des ventes d’une société facilitant l’installation des expatriés en Russie. Passé par l’Italie, le Kenya et le Moyen-Orient, il a connu une première expérience à Moscou en 2004 avant d’y revenir durablement en 2016. “La Russie possède un tissu économique très vaste et très attractif pour les étrangers, qu’ils soient expatriés ou petits entrepreneurs. Ce tissu a mis des années à se constituer, et il faudra beaucoup de temps pour remettre tout ça en route”, observe-t-il. Le flux de départs est significatif, et s’il reste encore difficilement lisible, la faible participation à l’élection présidentielle française en est toutefois un indicateur : dans la circonscription de Moscou, seul un tiers des inscrits a voté, au premier comme au second tour. La décision des entreprises de rappeler massivement les expatriés répondait à une inquiétude conjoncturelle mais pourrait être réévaluée selon l’évolution de la situation.
“Combien d’entreprises françaises ont fermé ? Nous serions intéressés de le savoir ! Entre les grands groupes, les PME, les cessions, il y a différents cas de figure”, répond Gilles Chenesseau, installé dans le pays depuis 1984. Directeur commercial d’une agence de voyages en berne – sévèrement affectée par le Covid-19, et désormais par un affrontement Est-Ouest ressuscité –, il est aussi vice-président de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe. Depuis le début de “l’opération spéciale” russe en Ukraine, la structure assure en visioconférence des points réguliers sur l’actualité politique, économique et diplomatique. Les questions à caractère militaire en sont exclues. “Tenez bon !”, répète-t-on en conclusion de chaque numéro. Alors que la Russie offrait des conditions de vie enviables aux expatriés, ces derniers se retrouvent à présent confrontés à une nouvelle réalité : les vols vers la France se font nécessairement via des pays tiers et à des prix exorbitants tandis que le blocage des cartes bancaires et les transferts d’argent, qui dominent les discussions, font l’objet d’arrangements de circonstance.
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“La Russie a connu un certain nombre de crises internes, qui correspondaient à la transition de l’URSS vers la CEI [Communauté des États indépendants]. Celle-ci est de nature différente et plus large”, estime Gilles Chenesseau. Comme de nombreux États, la France est aujourd’hui officiellement considérée comme un pays “inamical” par les autorités russes. Une désignation sans incidence dans le quotidien des Français sur place, s’accorde-t-on. “Rien n’a changé. Au contraire, je dirais que la population nous est reconnaissante d’être restés”, indique Cécile Rogue. La dégradation des relations s’observe à un échelon supérieur : le mois dernier, Moscou annonçait l’expulsion de 34 diplomates français, en réaction à une mesure similaire prise par le Quai d’Orsay. Plus fallacieux : il y a quelques jours, la chaîne de télévision REN TV diffusait un “reportage” à charge contre le conseiller culturel de l’ambassadeur de France, accusé de financement “d’organisations interdites en Russie”. Le sujet pointe le soutien au site régional participatif 7×7 “assurant une propagande permanente des relations non traditionnelles” – autrement dit, des minorités sexuelles – et à la très respectée organisation Memorial, dissoute par la justice russe. Le diplomate est sommé de quitter le territoire avant la mi-juillet.
“Partir où ? Toute ma vie est ici”
Conséquence de l’invasion russe de l’Ukraine, le personnel du lycée français de Moscou a été rapatrié, si bien que les cours ont cessé d’être assurés en classe, et sont dispensés en ligne par les professeurs. Un nouveau fonctionnement qui constitue logiquement une préoccupation prioritaire pour les familles françaises. Au printemps, l’établissement a retenu une option hybride : des journées “en présentiel” assurées pour les élèves toujours à Moscou – principalement des Russes et enfants de diplomates d’Afrique francophone. Les cours sont donnés en visioconférence et encadrés en classe par du personnel russe. “On attend toujours une autorisation officielle de retour pour les professeurs. Il est impossible d’envisager la rentrée sous ce même format”, commente sous couvert de l’anonymat une source informée.
Pour les expatriés dont la mission professionnelle est temporaire, la perspective du départ apparaît moins douloureuse – tous n’ont pas le temps de nouer une relation sentimentale avec le pays. Pour les autres, dont les familles sont généralement binationales, partir est inenvisageable. “Partir où ? Je n’ai pas d’aérodrome de secours en France, pas d’immobilier, rien. Toute ma vie est ici”, insiste Cécile Rogue. “Il faut arrêter de penser que tous les Français qui vivent en Russie sont des expatriés blindés. Il y a aussi beaucoup de petits entrepreneurs qui sont venus tenter leur chance ici.” Parmi ces Français installés de longue date – quinze ans, vingt ans, parfois beaucoup plus –, certains ont acquis la citoyenneté russe, pour des raisons pratiques – s’épargner des contrariétés administratives – ou par loyauté à l’égard de leur pays d’adoption. “Il y a chez une partie des Français de Russie un certain soutien à la politique menée”, convient Gilles Chenesseau. Certains ont trouvé ici une patrie refuge en opposition aux options sociétales françaises, souscrivant à la lecture d’un monde soumis à l’hégémonie américaine. Au premier tour de l’élection présidentielle, les Français de Russie ont placé Éric Zemmour en tête ; au second, à rebours de la tendance ailleurs dans le monde, Marine Le Pen y a devancé Emmanuel Macron.
Au sein de la communauté française, le reproche de partialité des journalistes à l’égard de la Russie est souvent partagé, et le regard porté sur la guerre menée en Ukraine, contrasté. “Cette opération est dramatique et impardonnable”, tranche Cécile Rogue qui, aussi, juge les Européens “aveugles sur certains points”. Se référant à l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, elle plaide pour une solution diplomatique. “Il va falloir penser à demain.”