Selon Moscou, “l’opération spéciale” en Ukraine a, entre autres buts, la défense des populations russophones qui seraient persécutées par les nationalistes ukrainiens. Et pourtant, à Kiev et ailleurs dans le pays, de nombreux Ukrainiens de tradition russophone ont décidé d’apprendre ou perfectionner leur ukrainien. Une démarche qui prend une dimension patriotique en temps de guerre. Reportage.
Le samedi 28 mai au matin, à Vychgorod, une douzaine de femmes se saluent en se retrouvant dans une salle de la mairie de cette ville de la grande banlieue de Kiev. Dora et Roxanna ont fui le Donbass en 2014, suite à la prise des régions de Donetsk et Luhansk par des milices pro-russes armées et financées par Moscou. Tatiana et Larissa sont russes et vivent en Ukraine depuis de longues années. Et puis il y a Olga, une Biélorusse qui s’est installée à Kiev en 2020.
Leur point commun : toutes sont russophones et souhaitent perfectionner leur maîtrise de la langue ukrainienne. Tatiana avoue qu’elle a des difficultés à maîtriser l’alphabet ukrainien. Elle vient ici depuis trois ans et fait des progrès, nous dit-elle, mais “dans la vie de tous les jours, je continue à utiliser le russe”. Avec son t-shirt aux couleurs de l’Ukraine, Roxanna nous explique qu’elle est de langue maternelle russe. “J’ai appris l’ukrainien à l’école, à Donetsk, mais ce n’est pas ma langue de prédilection. Personne ne nous a jamais forcé à parler ukrainien”, nous dit-elle.
Dans ce pays largement bilingue, le conflit avec la Russie fait inexorablement pencher le pays vers l’ukrainien au détriment du russe. Suite à la révolution de Maïdan et la guerre au Donbass, l’ukrainien est devenu obligatoire à l’école en 2017, et une loi a été votée en 2019 pour le rendre obligatoire, par étapes, dans tous les domaines de la vie publique.
Les russophones d’Ukraine tournent le dos au russe
Un sondage réalisé par un institut ukrainien affirme qu’aujourd’hui seuls 16 % des Ukrainiens déclarent que leur langue maternelle est le russe, contre 40 % en 2012. Plus de la moitié des personnes interrogées (51 %) affirment utiliser uniquement l’ukrainien dans la vie courante et un tiers (33 %) affirment utiliser indifféremment le russe et l’ukrainien.
Larissa, née en Russie, vit en Ukraine depuis 40 ans. “Mes enfants parlent ukrainien et ça me gêne de ne pas le parler très bien. En ce moment, c’est un peu une honte de ne pas parler ukrainien en Ukraine. J’ai commencé à prendre des cours ici après l’invasion du 24 février et je regrette de ne pas être venue plus tôt”, explique-t-elle.
Jusqu’à début avril, toutes les femmes qui assistent à ce cours vivaient terrées dans leur appartement, se réfugiant dans les caves ou les abris à chaque fois que les sirènes retentissaient. Les troupes russes se sont approchées à une dizaine de kilomètres de la ville avant d’être repoussées par les forces ukrainiennes.
Apprendre l’ukrainien , un acte patriotique
Bien qu’elles aient grandi en parlant russe, la guerre a renforcé leur détermination à maîtriser l’ukrainien, mais aussi à découvrir les grands auteurs et la culture ukrainienne. “Nous avons eu le cas d’une femme qui travaillait à la poste, et ses chefs l’ont fortement incitée à améliorer son niveau d’ukrainien. Mais ici, le plus important c’est de transmettre la culture ukrainienne, de faire connaître les auteurs et les poètes ukrainiens. Ce n’est pas qu’une affaire de grammaire”, raconte Dora, originaire de la région russophone de Louhansk.
Le cours de ce samedi a d’ailleurs commencé par la lecture d’un poème patriotique célébrant l’indépendance de la nation et conclu par le traditionnel “Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros”. Les résistants à l’envahisseur y sont qualifiés de “banderistes”, du nom du controversé Stepan Bandera, un nationaliste ukrainien allié aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale mais dont certains partisans ont aussi combattu les Soviétiques et les Polonais dans les années 1940.
Pour Olga, qui a fui la féroce répression du président biélorusse Loukachenko lors des élections d’août 2020, la référence à ce personnage sulfureux de l’histoire tourmentée de l’Ukraine ne pose pas de problèmes. “On peut célébrer tous les résistants qui se sont battus contre les Soviétiques, contre les nazis ou contre les Polonais. L’important, c’est que les Biélorusses ou les Ukrainiens puissent être libres. Nous traversons des moments historiques très difficiles”, estime-t-elle.
Avec le déclenchement de l’invasion russe le 24 février, la guerre semble replonger toute la région dans 500 ans d’histoire marquée par les luttes des nations slaves pour exister face à l’impérialisme russe.
En trois mois d’atrocités commises aux quatre coins de l’Ukraine au nom d’une prétendue dénazification et d’un soutien aux populations russophones opprimées, le Kremlin a réveillé un puissant sentiment anti-russe qui gagne même ceux qui ont baigné dans la langue russe pendant des décennies.
“La langue russe n’est pas coupable”
Oleksandr, un jeune professeur de russe rencontré quelques jours plus tôt dans les rues de Kiev, nous a confié qu’avec la guerre, “l’usage du russe va diminuer en Ukraine”. Âgé de 23 ans, originaire du Donbass lui aussi, il converse en russe avec notre traductrice qui, elle, s’exprime en ukrainien. Sans difficultés ni pour l’un ni pour l’autre. Cependant, avec l’invasion russe, Oleksandr préfère désormais se présenter comme professeur de littérature étrangère et non plus de russe.
Chez les plus jeunes, l’adieu au russe s’annonce plus radical. Alissa, la fille de Roxanna âgée d’une dizaine d’années qui est venue avec sa mère assister au cours organisé par la mairie de Vyshgorod, dit sans hésiter : “Plus tard, je veux parler ukrainien et anglais. Pas le russe, c’est la langue de l’ennemi.”
Dora, la plus érudite du groupe, conclut la séance en lançant une phrase que toutes les participantes semblent approuver. “La langue russe n’est pas coupable de ce que les Russes nous font subir, mais nous ne serons jamais des frères, pas avant des décennies, voire des siècles. Le monde doit comprendre que les Russes n’ont jamais fait autant de mal à une nation qu’à la nôtre. Nous vaincrons.” Des paroles qui attestent de l’inexorable divorce entre russophones d’Ukraine et la Russie de Vladimir Poutine.