Pour la première fois dans l’Histoire, avec l’invasion russe de l’Ukraine, des installations nucléaires se retrouvent au beau milieu d’une guerre conventionnelle. Un scénario cauchemardesque que peu d’acteurs du secteur ont anticipé. À Tchernobyl comme à Zaporijjia, l’armée russe fait planer une menace sur les règles de sécurité nucléaire les plus élémentaires. Reportage.
Le long du Dniepr, sur le chemin de Tchernobyl, à deux heures de route de Kiev, les traces de l’occupation russe, du 24 février au 31 mars derniers, sont encore bien visibles. La plupart des ponts sont détruits, et notre chauffeur nous intime l’ordre de ne pas nous éloigner de l’asphalte en raison de la présence de mines.
Toute proche de la Biélorussie, la zone d’exclusion d’un rayon de 30 kilomètres autour du site nucléaire de Tchernobyl a refait les unes du monde entier avec l’invasion russe. En effet, pendant 35 jours, le personnel de la centrale a dû composer avec des soldats russes qui semblaient tout ignorer des dangers inhérents à un site nucléaire.
“Ils avaient un niveau très faible de connaissances. Ils ne comprenaient pas que la terre ici est contaminée, qu’il ne faut pas y toucher, et surtout pas y creuser des tranchées”, raconte Ruslan, un technicien de la centrale attendant son bus pour se rendre à son poste de travail. “C’est pourtant ce qu’ils ont fait et ça a provoqué une hausse du niveau de radioactivité sur le site. Heureusement, la direction a bien géré la situation.”
Le directeur, Valentin Geïko, est devenu un héros national quand il a pu raconter à différents médias comment il avait résisté aux ordres d’officiers russes sans aucune connaissance scientifique et aux intentions peu claires. Son sens de l’humour et sa détermination ont permis au personnel de la centrale pris en otage de tenir le coup pendant 20 jours, jusqu’à ce que les militaires russes autorisent une relève.
Avec l’invasion russe de l’Ukraine, Tchernobyl a donc de nouveau donné des sueurs froides aux experts nucléaires du monde entier. Capteurs désactivés, mouvements de troupes sur des sols contaminés et déconnexion du réseau électrique entre le 9 et le 14 mars ont fait craindre le pire.
Sergueï, un autre employé de la centrale, n’en revient toujours pas d’avoir vu “les barbares” débarquer à l’intérieur de la zone d’exclusion qui isole le réacteur accidenté en 1986. “Ils ont tout pillé, cassé du matériel technique, des équipements, mais heureusement, ils n’ont pas endommagé l’usine de refroidissement, ce qui aurait pu provoquer une catastrophe.”
En effet, le site nucléaire de Tchernobyl reste en activité, 36 ans après le pire accident nucléaire de l’Histoire. Le démantèlement des quatre réacteurs est toujours en cours et, surtout, 22 000 “assemblages” de combustibles nucléaires usés et hautement radioactifs sont stockés dans des piscines qui nécessitent un refroidissement constant. Autre activité majeure du site, la surveillance du sarcophage de plus de 100 mètres de haut, terminé en 2019, qui isole le réacteur qui avait “fondu” lors de l’accident de 1986.
À Zaporijjia, une occupation menaçante et déroutante
Si les soldats russes ont désormais quitté le site de Tchernobyl, permettant un retour à un niveau de risque nucléaire acceptable au regard des normes internationales, l’occupation depuis le 4 mars de la centrale de Zaporijjia, à l’autre bout du pays, a donné lieu à des scènes tout aussi surréalistes qu’inquiétantes. Les images de tirs d’artillerie visant des bâtiments à l’intérieur de l’enceinte de la centrale ont provoqué de vives inquiétudes, même si aucun incident nucléaire n’est survenu.
Les autorités ukrainiennes ont décrit l’installation de 500 soldats, d’une cinquantaine de véhicules militaires (dont des tanks), d’armes et d’explosifs en tout genre. Un arsenal tout à fait incompatible avec les règles les plus élémentaires de sécurité dans l’enceinte d’une installation nucléaire.
“Personne n’avait jamais imaginé que l’on puisse ouvrir le feu sur une centrale nucléaire, comme les Russes l’ont fait à Zaporijjia”, estime Petro Kotin, président d’Energoatom, l’entreprise publique chargée de l’énergie nucléaire ukrainienne. “Aujourd’hui, ils s’en servent de base militaire parce que le périmètre est bien protégé par des murs, de la vidéosurveillance. Ils se servent aussi de la cafétéria et de la cantine pour améliorer le quotidien de leurs soldats”, explique-t-il posément. “On a l’impression qu’eux-mêmes ne comprennent pas l’objectif d’occuper la centrale. Ils sont venus, ils l’occupent et ne savent pas vraiment quoi en faire.”
En effet, ni les militaires russes ni les 10 à 15 techniciens de Rosatom, la puissante entreprise russe du nucléaire civil, présents à Zaporijjia, n’ont tenté de mettre la main sur du combustible nucléaire. Par ailleurs, les deux réacteurs en fonctionnement (sur les six que compte la centrale) fournissent toujours de l’électricité au réseau ukrainien et alimentent les systèmes de refroidissement de la plus grande centrale nucléaire d’Europe.
L’objectif de la Russie serait-il de faire du site une prise de guerre pour approvisionner en électricité la Crimée ou d’autres territoires ? C’est ce qu’a indiqué un vice-Premier ministre russe en visite à Zaporijjia la semaine dernière. “Si l’Ukraine est prête à payer, alors (la centrale) pourra tourner pour l’Ukraine. Si (l’Ukraine) n’accepte pas, alors (la centrale) tournera pour la Russie”, a déclaré Marat Khousnoulline, cité par les agences russes.
“Pour l’instant, c’est impossible de connecter Zaporijjia au réseau électrique russe”, répond Petro Kotin. “Pour cela, il faudrait construire 200 à 400 kilomètres de lignes, ce qui coûterait environ 500 millions d’euros et pourrait prendre deux ans. Mais avec du temps et de l’argent, les Russes peuvent le faire, bien sûr. Regardez les moyens qu’ils ont mis en œuvre pour construire un pont reliant la Crimée à la Fédération de Russie (entre 2014 et 2018, NDLR).”
Le défi de la sûreté nucléaire en temps de guerre
Pour les acteurs du nucléaire civil, une réflexion sur la sûreté nucléaire en temps de guerre s’impose. Jusqu’à présent, des scénarios d’attaque terroriste ont été envisagés, mais à la lumière de l’invasion russe de l’Ukraine, la question de l’adoption de règles internationales est désormais sur le tapis.
Depuis trois mois, les autorités ukrainiennes appellent, sans succès, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à imposer à ses membres l’engagement de respecter un périmètre de cinq kilomètres autour des installations nucléaires, à l’intérieur duquel aucune force militaire ne pourrait pénétrer.
Dans l’immédiat, le gouvernement ukrainien a renforcé la défense de ses sites nucléaires. “Nous avons désormais des soldats équipés de missiles antichars Javelin et NLAW pour protéger les centrales. À Zaporijjia, nous avons été pris par surprise, il n’y avait aucune arme sur le site. Je ne sais pas précisément quels moyens militaires sont déployés, ce sont des informations confidentielles auxquelles je n’ai pas accès”, dit Petro Kotin.
En revanche, pour élever le niveau de sécurité, le patron des centrales ukrainiennes a interdit le transport de matière nucléaire sur tout le territoire ukrainien. Pour déplacer du combustible nécessaire au fonctionnement des réacteurs, il faudra attendre la fin de la guerre. Une mesure qui ne devrait pas entraver le bon fonctionnement du parc nucléaire car les autorités ukrainiennes ont suivi les conseils d’experts américains dépêchés après le déclenchement de la guerre du Donbass en 2014.
“Nous avons suivi leur recommandation de construire de nouvelles unités de stockage de combustible nucléaire sur le sol ukrainien afin de permettre l’exploitation de nos centrales pendant deux ans. Si jamais la guerre devait durer plus de deux ans, alors nous verrons ce que nous faisons”, précise Petro Kotin.
En Ukraine, la paix semble aujourd’hui une perspective lointaine. Mais c’est pourtant de temps long dont a besoin le nucléaire civil pour garantir un niveau de sécurité optimal. À court terme, une bataille entre forces ukrainiennes et russes pour le contrôle de la centrale de Zaporijjia n’est pas à exclure, l’Ukraine affichant sa volonté de reprendre dans les prochains mois tous les territoires occupés. Des combats de haute intensité pour contrôler un site nucléaire… un véritable cauchemar pour l’Europe entière.