Un ex-colonel et plusieurs commentateurs militaires russes font de plus en plus ouvertement entendre leur désaccord avec la manière dont la guerre en Ukraine est menée depuis Moscou. Un épiphénomène ou une tendance de fond dangereuse pour Vladimir Poutine ?
La pilule a vraiment du mal à passer. “Faut-il être idiot pour ne pas comprendre qu’au troisième mois de la guerre, on ne fait pas ça comme ça ?”, s’est énervé, mi-mai, Iouri Kotenok, un analyste militaire russe très suivi sur Telegram. Un autre commentateur et ancien soldat basé dans le Donbass, Vladlen Tatarskiy, veut, quant à lui, faire “juger le ‘génie militaire’ responsable” de cette débâcle.
La débâcle en question concerne la tentative ratée de l’armée russe de traverser, début mai, la rivière Donets. Une manœuvre considérée comme l’un des plus importants échecs pour la Russie depuis le début de la guerre en Ukraine, puisque plus d’une cinquantaine de véhicules blindés ont été détruits à cette occasion.
Elle aura été coûteuse pour les forces sur le front mais probablement aussi pour la propagande officielle de Moscou, qui veut que “l’opération militaire spéciale” se déroule sans accroc. “Il y a au moins trois importants commentateurs militaires avec une audience combinée de plus d’un million de personnes sur Telegram qui s’en prennent au déroulement de la guerre”, a constaté CNN, mercredi 18 mai.
“Des analystes militaires, des vétérans et des journalistes [russes] deviennent de plus en plus critiques de la situation en Ukraine”, a confirmé un jour plus tard le Washington Post. En fait, “on trouve, sur Telegram, des membres de la Garde nationale déplorant qu’ils soient utilisés comme de la chair à canon et des soldats qui se demandent ouvertement ce que font leur généraux”, détaille Mark Galeotti, directeur de Mayak Intelligence, un cabinet de conseil sur les questions de sécurité en Russie.
Et puis, il y a Mikhaïl Khodarenok, un colonel russe à la retraite habitué des plateaux de télévision russes. Invité lundi 16 mai de la populaire émission “60 minutes”, il s’est permis une attaque en règle du conflit, prévenant que la situation en Ukraine risquait “d’aller de mal en pis” pour la Russie, qui se retrouve isolée face “à une coalition de pays qui soutiennent l’Ukraine et lui fournissent du matériel”.
Une sortie qui a laissé le panel venu discuter de “l’opération militaire spéciale” sans voix. Même la présentatrice, Olga Skabeïeva, a écouté en silence alors qu’elle est réputée pour être une féroce gardienne du temple de la propagande du Kremlin.
Pas de censure immédiate
Mais un seul ex-colonel qui se lâche à la télévision ne dit pas grand-chose sur le sentiment général des Russes quant à la guerre. Idem pour une poignée de soldats ou d’ex-militaires devenus commentateurs sur Telegram. Aussi influents soient-ils sur ce réseau social, Telegram ne peut être considéré comme un média de masse, capable de façonner l’opinion.
Cependant, la concomitance des deux phénomènes attire l’attention. “Un militaire à la retraite et quelques blogueurs ne font certes pas encore une tendance, et la propagande officielle domine encore largement le débat. Mais c’est une indication qu’il y a potentiellement un phénomène naissant à suivre de près”, résume Joanna Szostek, spécialiste de la communication politique en Russie à l’université de Glasgow.
La nouveauté réside aussi dans le fait que “ces dires n’ont pas été immédiatement censurés, alors qu’il s’agit pour partie de critiques en règle de l’armée, ce qui est passible d’une peine de prison. Et la durée de la peine a même été renforcée au début de la guerre, démontrant à quel point le sujet est sensible pour Moscou”, souligne Stephen Hall, spécialiste de la politique russe à l’université de Bath.
Une clémence qui peut en partie s’expliquer par le profil de ces pourfendeurs des choix militaires. “Il ne s’agit pas de ‘libéraux’ qui s’opposent à la guerre par principe, mais souvent de conservateurs ou d’ultranationalistes qui voudraient voir la Russie frapper encore plus fort l’Ukraine pour la mettre à genoux”, souligne Peter Rutland, expert du nationalisme et de l’économie russes à l’université Wesleyenne de Middletown dans le Connecticut. “Leur liberté de parole est davantage protégée”, poursuit ce spécialiste.
Ainsi, l’un des plus violents détracteurs de la stratégie militaire russe est Igor Strelkov, l’ancien commandant en chef de facto de toutes les forces prorusses dans le Donbass, réputé pour ses positions ultranationalistes.
Telegram, thermomètre du moral des troupes
Il ne faut pas non plus mettre Mikhaïl Khodarenok et les ex-militaires sur Telegram dans le même sac, affirme Mark Galeotti. Dans le cas de la sortie télévisée de l’ex-colonel, “il est impossible que les organisateurs de l’émission ne savaient pas ce qu’il allait dire. Et, en un sens, on peut comprendre qu’ils l’ont laissé parler parce que ses critiques servent, in fine, la propagande de Vladimir Poutine”, affirme cet observateur de longue date des arcanes de la politique russe.
Le propos de Mikhaïl Khodarenok a été, en effet, de dire que l’Ukraine est loin d’avoir épuisé ses ressources en hommes prêts à se battre, tandis que la Russie avait échoué à gagner rapidement la guerre à cause du soutien massif de l’Occident à l’Ukraine. “Cela revient à suggérer que la guerre risque de traîner en longueur, ce qui correspond au message que le commandement militaire cherche à faire passer ces derniers temps”, remarque Mark Galeotti.
Une autre lecture de la prestation télévisuelle de l’ex-colonel est de se souvenir que “ses émissions ne s’adressent, en réalité, qu’à un seul spectateur : Vladimir Poutine”, note Stephen Hall. Mikhaïl Khodarenok serait, alors, une sorte de poisson-pilote pour une partie de l’appareil militaire “afin de voir comment le président russe réagit à un discours plus pessimiste qui pourrait préparer des négociations de fin de conflit aux termes desquelles la Russie n’obtiendrait pas tout ce qu’elle voudrait”, note cet universitaire.
Pour lui, c’est aussi plus ou moins pourquoi les critiques sur Telegram sont tolérées. Mais pour Mark Galeotti, le mouvement sur le réseau social est plus “authentique”. “Cela nous permet d’avoir un échantillon de la frustration grandissante des soldats de base qui doit être partagée par une partie des gradés de l’armée”, affirme-t-il.
Telegram représente ainsi une sorte de thermomètre du moral des troupes. Les censeurs russes laisseraient ces quelques voix s’exprimer pour s’assurer que la température ne monte pas trop. Le risque leur semble limité puisque que leurs propos n’atteindront pas la majorité des Russes, qui n’utilisent pas cette messagerie.
Danger pour Poutine ?
Laisser cette vision plus pessimiste de l’avancée des troupes en Ukraine proliférer sur le réseau social n’est, cependant, pas sans danger. D’abord, “c’est une plateforme très utilisée par les jeunes, qui sont susceptibles d’être appelés à la guerre. En voyant cette description plutôt sombre de la situation sur le terrain, ils risquent d’être très réticents à s’engager”, note Joanna Szostek. Ou du moins, si on les force, de ne pas y aller la fleur au fusil.
Un autre problème potentiel pour Vladimir Poutine est que ce bruit de fond sur Internet “déjoue la stratégie de division traditionnellement utilisée par le Kremlin pour contrer toute opposition”, explique Mark Galeotti. En effet, la multiplication des messages sur Telegram “permet de donner un sentiment d’appartenance à des individus qui pouvaient avoir l’impression d’être seuls dans leur critique”, précise ce spécialiste.
C’est d’autant plus dangereux “qu’il s’agit de soldats, et que Vladimir Poutine ne peut se permettre de perdre le soutien de l’armée”, confirme Peter Rutland. Par exemple, “on peut lire des messages de membres de la Garde nationale qui expriment leur frustration d’être utilisés dans des divisions mécanisées en Ukraine alors qu’ils n’ont jamais été formés pour ça”, note Mark Galeotti. Ces soldats sont aussi ceux qui sont censés protéger le Kremlin contre d’éventuels soulèvements populaires. “Et que va-t-il se passer si un vaste mouvement social éclate dans la capitale et que l’armée, ayant perdu confiance dans leurs commandants, refuse d’intervenir ?”, s’interroge Peter Rutland.
Une question à laquelle l’histoire récente de la Russie a déjà une fois apporté une réponse : en 1991, la tentative de coup d’État des plus farouches partisans de l’Union soviétique avait échoué quand l’armée avait refusé de réprimer les manifestants qui s’opposaient au putsch. L’absence de soutien de l’armée avait alors accéléré la fin du régime.