Publié le : 29/04/2022
Après un périple tortueux, coûteux et dangereux, les migrants qui foulent finalement le sol britannique tant désiré se retrouvent sous le contrôle d’un système opaque et déshumanisant. Trimballés à travers le pays de centres en hôtels pendant des mois, sans informations, certains demandeurs d’asile déchantent. Reportage.
Charlotte Oberti, envoyée spéciale à Londres et à Douvres (Kent).
L’eldorado britannique d’Esmatullah Fetrat, un Afghan de 25 ans, est une barre d’immeuble grise haute de dix étages, située à deux pas de l’aéroport londonien d’Heathrow. Ce Holiday Inn, cerné de voies rapides, a une allure franchement hostile. Comme son nom ne l’indique pas, ce n’est plus un hôtel pour les vacanciers : la structure a été réquisitionnée par les autorités pour y loger des migrants repêchés dans la Manche.
À l’intérieur, ils sont des centaines, peut-être un millier, pour la plupart originaires d’Iran et d’Afghanistan, à passer des journées languissantes dans cette zone située loin de toute commodité. “On a été transférés ici le 20 novembre. Personne ne nous a dit combien de temps on resterait là. Cela fait cinq mois”, se désespère Esmatullah Fetrat, dont les cheveux blanchissent déjà malgré son jeune âge.
Pour Esmatullah, ingénieur en transport, cible potentielle des Taliban en raison de son travail pour l’ancien gouvernement et de son appartenance à la minorité hazara, l’ennui de cet hôtel est l’aboutissement d’un périple sinueux qui l’a conduit à travers les forêts et les montagnes d’Europe, puis à Calais, semble-t-il. Car le jeune homme ne saurait dire le nom des villes et même des pays traversés durant les mois qui ont suivi sa fuite de l’Afghanistan. Le seul pays qu’Esmatullah avait en tête, c’était l’Angleterre.
Il fait partie des 28 000 exilés qui ont traversé la Manche en 2021, sûr de pouvoir trouver sécurité dans ce pays dont il parle la langue. Mais, secouru en mer le 3 novembre, il est depuis confronté à un système rigide dans lequel il se sent noyé.
“On m’a réveillé à 3h du matin, on m’a dit ‘Tu pars'”
Les autorités britanniques n’en font d’ailleurs pas mystère : les migrants, surtout ceux venus des eaux de la Manche, ne sont pas les bienvenus dans le pays. Le Premier ministre Boris Johnson, qui multiplie les annonces choc pour dissuader ces départs des côtes françaises, a récemment brandi la menace d’une expulsion des demandeurs d’asile vers le Rwanda. En attendant, sur place, la gestion des candidats à l’asile se révèle militaire.
Le centre de premier enregistrement à Douvres, le centre d’hébergement de Manston, celui de Napier, les centres de détention… La série de lieux dans lesquels peuvent être envoyés les migrants durant les premiers mois après leur arrivée peut donner le tournis. Ajoutés à cela, 200 hôtels, répartis dans tout le pays, hébergent des demandeurs d’asile pour des durées variables. Si cette organisation permet d’éviter la formation de campements sauvages – inexistants outre-Manche – , elle pêche par son opacité et sa raideur, voire son absurdité.
“Les migrants sont régulièrement déplacés, sans savoir où”, commente Bridget Chapman, membre de Kent Refugees Action Network (KRAN), une association qui vient en aide aux jeunes. Certains, arrivés sur les côtes du Kent, sont envoyés à Londres puis, quelques semaines plus tard, ramenés dans des centres du Kent. À tout moment, ils peuvent être transférés ailleurs, sans crier gare.
Une nuit, vers 3h du matin, alors qu’il se trouvait dans un centre de rétention situé en face du terminal 5 de l’aéroport d’Heathrow, Sidiq, un autre Afghan de 20 ans, a été réveillé par des coups contre sa porte. “On m’a dit : ‘Tu pars’. Je ne savais pas où. Je n’ai pas eu le temps de prendre toutes mes affaires. J’ai dû en abandonner derrière moi.” Cette nuit-là, les autorités l’ont transféré dans l’Holiday Inn, à deux pas, avec une hâte et une absence d’anticipation peu compréhensibles.
“Pourquoi envoie-t-on des gens dans un centre plutôt qu’un autre ? Nous n’en avons aucune idée”, réagit de son côté Maddie Harris, fondatrice de Humans for Rights Network, une ONG qui documente les violations des droits des migrants et demandeurs d’asile. “Chaque étape de ce processus est totalement verrouillée. Dans les premiers temps, les migrants n’ont accès ni aux informations, ni à un soutien juridique. Et nous-mêmes, membres d’associations, n’avons pas accès à eux. Je n’ai d’ailleurs jamais rencontré un migrant qui venait d’arriver dans le pays.”
Selon plusieurs témoignages, il est par ailleurs fréquent que les téléphones des migrants leur soient, dans les premiers jours suivant leur arrivée, confisqués, renforçant leur sentiment d’isolement.
“On dormait à même le sol, dans un grand hangar”
De fait, au cours de leurs premières semaines en Angleterre, les migrants ne voient personne en dehors des représentants des autorités. Le centre de traitement de Douvres, premier point de passage pour les exilés interceptés en mer, situé sur les docks, est dissimulé derrière une bâche noire qui ne laisse rien entrevoir.
“C’est comme un grand hangar, on dormait à même le sol, sans oreiller”, décrit Sidiq, qui a passé 15 heures dans la Manche à l’automne, à bord d’un bateau qui “ne fonctionnait pas bien”.
“Les migrants passent la nuit à même le béton. Ils n’ont aucune intimité et gardent parfois leurs habits mouillés pendant des jours”, s’offusque Bridget Chapman, qui se base sur de nombreux témoignages. “Il y a aussi des personnes blessées, laissées sans soins.”
>> À (re)lire : La justice britannique déclare “illégales” les conditions d’accueil dans le centre “sordide” de Napier
Selon Bridget Chapman, l’interdiction d’accès sert à cacher les conditions dans lesquelles ils sont placés. “Si on ne voit pas ce qui se passe, on ne peut pas dénoncer”, estime-t-elle, depuis les hauteurs de Folkestone, petite ville bordant la côte, fustigeant “l’hostilité” des autorités envers les migrants. “Avant, KRAN avait accès à Napier. C’était horrible là-dedans. Il faisait un froid glacial. On en a parlé dans les médias, et, depuis, notre accès à Napier nous a été retiré”, raconte-t-elle, amère.
Les anciennes casernes militaires de Napier, inutilisées pendant plusieurs années avant l’arrivée des migrants, ont en effet fait les gros titres en juin 2021, lorsque la Haute Cour de Londres a déclaré que les conditions d’accueil y étaient “illégales”. Leur fermeture n’a pour autant pas été décrétée. Et récemment une bâche bleue a été installée tout autour de ces baraquements, rendant, là encore, ces lieux secrets.
“C’est juste inhumain de traiter ces gens comme ça, poursuit Bridget Chapman. Pourtant, avec le Brexit et le manque de main d’œuvre, on a tant besoin d’eux ici. On devrait leur baiser les pieds à leur arrivée.”
Bouche à oreille
L’opacité de ce système concerne aussi la procédure de demande d’asile en elle-même. Esmatullah Fetrat, qui dit “ne pas comprendre la loi”, se perd dans les formulaires qu’il doit remplir. Récemment il a appris qu’il pouvait solliciter l’aide d’un avocat commis d’office, payé par l’État. Car l’aide existe bel et bien, même si l’information est difficile à obtenir.
Le bouche à oreille entre migrants est encore ce qui fonctionne le mieux. Dans les hôtels, les nouveaux arrivants apprennent de la part de ceux présents depuis déjà plusieurs mois que l’organisation Migrant help, mandatée par l’État, est là pour les aider. “C’est les migrants qui étaient dans l’hôtel avant moi qui me l’ont dit, les autorités ne donnent pas l’info”, explique Esmatullah Fetrat, “alors maintenant, je fais pareil, j’aide les nouveaux venus”.
Laissés dans le noir, les migrants sont également particulièrement sensibles aux rumeurs. “Certaines personnes disent qu’on va être renvoyés. D’autres disent que ça va nous prendre 15 ans avant d’obtenir l’asile. Qu’est-ce qu’il va nous arriver ?”, demande l’Afghan, de manière rhétorique. Il n’attend pas de réponse. “C’est impossible de penser au futur.”