Dans la banlieue nord-ouest de Kiev, Irpin tente de panser ses plaies et de redonner vie à ses rues dévastées après le départ des troupes russes, fin mars. Ses habitants continuent à enterrer quotidiennement leurs morts après des semaines de bombardements russes et d’occupation, synonyme d’exécutions et de viols. Témoignages.
Située à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Kiev, Irpin n’oubliera jamais les destructions causées par l’armée russe qui s’était emparée de la ville fin février, avant de l’évacuer un mois plus tard, alors que l’offensive lancée par la Russie sur l’Ukraine se concentre désormais sur l’est de l’Ukraine.
Un mois de bombardements aveugles et de massacres a transformé en un enfer sur Terre cette petite ville de banlieue qui était, avant la guerre, un refuge pour les touristes étrangers et très prisée par les habitants de Kiev. Ces derniers venaient profiter, le temps d’un week-end ou plus, des bords de ses rivières et de ses espaces verts.
Des habitants encore sous le choc
Les habitants d’Irpin, qui ont survécu à ce mois infernal, sont encore sous le choc des actes commis par les “soldats racistes russes et tchétchènes”, comme les décrit Konstantin Godoskos, un Ukrainien d’origine kazakh. Un résident qui ne peut retenir ses larmes chaque fois qu’il se remémore les violences et les tueries qui ont eu lieu dès le premier jour de l’arrivée des Russes à Irpin.
“Une grosse explosion m’avait réveillé dans la nuit du 24 février [le jour du début de l’invasion russe, NDLR]. J’ai regardé par la fenêtre pour essayer de comprendre ce qu’il se passait, et c’est là que j’ai vu des centaines voire des milliers de parachutistes largués par des avions militaires russes sur l’aéroport d’Hostomel, situé à seulement un kilomètre d’Irpin. Le bruit des hélicoptères était terrifiant et insupportable et mon cerveau ne pouvait pas croire ce que je voyais dans le ciel”.
“Deux jours plus tard, des soldats russes sont venus dans mon immeuble et ont abattu le gardien sans raison, poursuit-il. Le malheureux n’était même pas armé. À plusieurs reprises, j’ai vu des soldats russes tuer des gens qui ne faisaient que marcher dans la rue”.
De par sa proximité avec Kiev et de la route principale qui mène à la capitale ukrainienne, Irpin est l’une des premières villes à avoir été occupée par les soldats russes. Ces derniers ont été empêchés d’avancer vers Kiev par les forces ukrainiennes qui les ont affrontés et contraints à prendre position à Irpin pendant un mois – qui a semblé interminable pour les habitants de la ville.
“Je les ai vu violer des femmes et des jeunes filles”
Konstantin Godoskos n’a pas seulement vu des exécutions sommaires et arbitraires dans la rue, il affirme avoir également été témoin de scènes “encore plus horribles”, selon ses termes, comme le viol de femmes, qu’il n’oubliera jamais.
“Je les ai vu violer des femmes et des jeunes filles. L’une d’elles avait 15 ans, précise-t-il. Ils l’ont séquestrée dans le sous-sol de l’immeuble. Ce n’était pas des Tchétchènes ou des soldats d’une autre nationalité, non, il s’agissait de militaires russes qui n’avaient pas plus de vingt ans. La jeune fille a finalement réussi à s’enfuir car ses violeurs, fortement alcoolisés, avaient oublié de rattacher ses liens”.
Et de poursuivre : “J’en ai vu des choses horribles à Irpin, j’ai même enterré 74 corps pendant l’occupation de la ville par les forces russes. Je leur ai dit qu’ils étaient chrétiens comme moi et des étrangers comme moi. Je leur ai demandé d’enterrer les morts dans le cimetière comme nos traditions religieuses l’exigent, mais ils ont refusé et m’ont ordonné de les inhumer dans les jardins des maisons”.
“Qu’avons-nous fait à Poutine pour nous faire tuer ainsi ?”
Au 15 avril, les corps de plus de 900 civils avaient été découverts dans la région de la capitale ukrainienne après le retrait des forces russes, dont 150 dans la seule ville d’Irpin, selon le chef de la police régionale de Kiev, Andriy Nebytov. Un chiffre susceptible d’augmenter car tous les corps n’ont pas encore été retrouvés, selon lui.
“La tâche de la police est désormais de, premièrement, recueillir des preuves, documenter les crimes commis par les soldats russes, et de les poursuivre devant la justice internationale. Deuxièmement, d’arrêter les Ukrainiens qui les ont aidés et tous les voleurs qui ont pillé les maisons vides”, a expliqué Andriy Nebytov.
Comme Borodianka, un peu plus loin au nord de Kiev, Irpin est devenue une ville fantôme. La majorité des bâtiments et des immeubles sont détruits, tandis que les infrastructures sont effondrées. Il n’y a plus d’eau, plus d’électricité, et plus de commerces. Cette situation critique a poussé la grande majorité de ses habitants à fuir.
Avant la guerre, la ville comptait plus de 60 000 habitants. Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques familles qui n’ont pas pu fui, faute d’avoir trouvé un endroit sûr où se réfugier.
Parmi elles, celle d’Alina Kochkuk, qui est restée avec ses enfants dans un petit appartement situé au troisième étage d’un immeuble dont le toit a été détruit. “Je n’ai nulle part où aller. J’ai enterré le 20 mars mon mari qui a été tué par balles par des soldats tchétchènes, confie-t-elle. Aujourd’hui, on est contraint de rester dans cet immeuble qui risque de s’effondrer d’un instant à l’autre.”
“Mes enfants me soutiennent et me demandent de tourner la page du passé et de ne plus regarder en arrière, poursuit Alina Kochkuk, les larmes aux yeux. Mais comment pouvons-nous oublier tout ce que nous avons vécu ? Mon mari a été tué, mon appartement est détruit, et nous avons perdu tout ce que nous avions. Nous sommes devenus des mendiants. Non, il est impossible d’oublier et de retrouver la vie telle que nous l’avions connue avant la guerre”.
Et d’ajouter : “Qu’avons-nous fait à Poutine pour nous faire tuer ainsi ? Nous n’avons volé personne et n’avons insulté personne, nous vivions dans notre pays et n’avons agressé personne, c’est lui qui nous a attaqués et a détruit nos vies”.
De nombreuses années pour reconstruire des villes dévastées
À Irpin, où s’alignent parfois des immeubles semblables à ceux visibles dans les banlieues françaises, de nombreuses personnes ont été témoins de tueries et de massacres.
“Au milieu du mois de mars, une femme nous a appelé pour nous informer que son oncle n’avait plus donné de signe de vie depuis plusieurs jours, raconte un policier en patrouille dans l’un des quartiers de la ville. Lorsque nous nous sommes rendus au domicile de cet individu, nous avons constaté qu’une roquette russe avait frappé son balcon. Cet homme a été pris pour cible et a perdu la vie alors qu’il ne faisait que fumer une cigarette sur son balcon”.
D’autres habitants ont été visés sans aucune raison ou “dès lors qu’ils sortaient leur téléphone portable”, explique son collègue, selon lequel “les Russes voulaient empêcher quiconque de documenter les massacres odieux qu’ils ont commis contre cette ville et ses habitants”.
Il faudra beaucoup de temps pour qu’Irpin reprenne vie. Les routes principales, les bâtiments et les ponts menant à la capitale ont tous été détruits. Même son centre culturel, considéré comme un chef-d’œuvre architectural construit à l’époque soviétique, n’a pas été épargné par les bombardements et devra être complètement détruit car ses piliers ont été ébranlés par l’intensité des frappes d’artillerie.
Irpin, Boutcha, Borodianka, Hostomel et plein d’autres villes ukrainiennes ont été détruites en l’espace d’un mois. Il faudra à l’Ukraine plusieurs années et beaucoup de moyens pour toutes les reconstruire.
Article adapté de l’arabe, retrouvez ici la version originale.