Le gouvernement allemand est partagé sur la question de livrer des armes lourdes, comme des chars, à l’Ukraine pour se défendre contre l’invasion russe. Le chancelier, Olaf Scholz, est plus qu’hésitant à répondre aux sollicitations de plus en plus pressantes de Kiev, qui fait tout pour suggérer que l’issue de la guerre dépend avant tout de Berlin.
Le sort de Marioupol et de la région du Donbass dépendrait “de la livraison d’armes allemandes que nous pouvons obtenir” mais ne viennent pas, a déploré Oleksii Arestovitch, conseiller du président Volodymyr Zelensky, mercredi 13 avril.
Une sacrée pression sur Berlin, alors qu’une victoire dans l’est de l’Ukraine est décrite comme le nouvel objectif majeur du président russe, Vladimir Poutine, après son échec à Kiev.
Le président allemand humilié
Surtout qu’Oleksii Arestovitch n’est pas le seul à pointer l’Allemagne du doigt. Le président ukrainien, Volodymyr Zelenski, a fait de même dans un entretien accordé à l’hebdomadaire Die Welt Am Sonntag, dimanche 10 avril. “L’Allemagne se montre froide à notre égard”, a-t-il ajouté. Et Andriy Melnyk, l’ambassadeur d’Ukraine en Allemagne, ne manque pas une occasion pour demander plus d’armes à Berlin, quitte à entrer en conflit ouvert avec Christine Lambrecht, la ministre allemande de la Défense .
L’Ukraine n’a, en outre, pas le monopole de la critique contre Berlin. Le vice-Premier ministre polonais, Jaroslaw Kaczynski, a taclé les hésitations allemandes, tout comme l’ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt, qui a estimé qu’en tant que “grande démocratie”, l’Allemagne devait “montrer l’exemple”.
Et puis, il y a eu l’humiliation de Frank-Walter Steinmeier, le président allemand. Ce dernier avait annoncé son intention de se rendre à Kiev avant d’apprendre, le 12 avril, que le gouvernement ukrainien n’avait aucune intention de le recevoir. Ce cacique du SPD est, en effet, tenu en partie pour responsable, par les Ukrainiens, de la politique plutôt accommodante de l’Allemagne envers la Russie, y compris après l’annexion de la Crimée en 2014 (il a été deux fois ministre des Affaires étrangères d’Angela Merkel).
Mais surtout, Volodymyr Zelenski ne veut pas se satisfaire d’un responsable dont le pouvoir est avant tout symbolique. Il espère rencontrer Olaf Scholz. Le chancelier allemand ne s’est pas rendu à Kiev depuis le début de la crise ukrainienne, contrairement à plusieurs autres dirigeants occidentaux comme le président français, Emmanuel Macron, qui a effectué le déplacement dans la capitale ukrainienne en février ou le Premier ministre britannique, Boris Johnson, le week-end dernier .
Le président ukrainien a pu croire que ses demandes avaient été entendues, puisque Berlin avait d’abord fait savoir, mercredi, que le chef du gouvernement allemand se rendrait rapidement à Kiev. Finalement, il n’en sera rien… pour l’instant, a décidé la chancellerie allemande. Olaf Scholz et Volodymyr Zelenski n’auront donc pas l’occasion, dans l’immédiat, de discuter “des décisions pratiques” concernant la “livraison d’armes lourdes”, comme l’espérait Oleksii Arestovitch.
Car c’est de ça qu’il s’agit. Kiev est bien décidé à mettre Berlin au pied de sa “Zeitenwende” – le “changement d’époque” pour l’Allemagne annoncé par Olaf Scholz après le début de la guerre en Ukraine, et qui impliquait une position moins pacifiste de Berlin et des fournitures d’armes. Sauf que depuis ce discours qualifié d’historique, le chancelier allemand a été accusé de traîner des pieds, que ce soit pour la livraison d’armes ou pour l’instauration des sanctions économiques les plus sévères comme l’embargo sur le gaz et le pétrole russes. Olaf Scholz a toujours répété que l’Allemagne “livrait ce qu’elle pouvait et ce qui était utile [à l’Ukraine]” en matière d’armes.
Le fiasco des casques et des armes obsolètes
Jusqu’à présent, Berlin a autorisé pour 186 millions d’euros de livraison de matériel militaire, d’après les chiffre du ministère de l’Économie. Mais ces envois d’équipements à l’Ukraine ont été davantage “tragi-comiques” que vraiment utiles, souligne le quotidien Die Zeit.
Il y a d’abord eu le fiasco de l’envoi des 5 000 casques militaires, qui avait été décidé avant le début de la guerre. L’Ukraine n’en voulait pas déjà à l’époque, mais, en plus, “ils sont arrivés après le début de l’invasion, lorsque la situation sur le terrain avait changé du tout au tout ce qui rendait ces équipements encore moins nécessaires”, poursuit le quotidien.
La ministre de la Défense, Christine Lamprecht, a ensuite décidé d’envoyer des armes anti-char et des dispositifs de défense anti-aériens. Mais elle a opté pour du matériel en partie trop vieux pour être utile. Le gouvernement a, notamment, livré des missiles anti-aériens “Strela”, fabriqués en 1968, et qui sont trop vieux pour être tirés en toute sécurité, d’après un rapport de l’armée allemande de novembre 2021. Ils auraient même dû être détruits en 2014.
Volodymyr Zelenski espère que Berlin fera mieux pour la bataille du Donbass. Il veut des armes lourdes, ce qui signifie, notamment, des chars. La physionomie des combats dans l’est ukrainien devrait, en effet, être très différente de la campagne ratée pour prendre Kiev, explique la Süddeutsche Zeitung.
Les forces russes devraient déployer moins d’avions et plus de chars et d’infanterie pour encercler les forces ukrainiennes sur place. “Ce seront des affrontements de forte intensité pour lesquels les Ukrainiens auront besoin avant tout de chars afin de pouvoir frapper fort et pouvoir manœuvrer vite”, précise le quotidien.
Les Verts et le FDP pour l’envoi de chars à l’Ukraine
Cet appel à l’envoi de chars a poussé le gouvernement allemand au bord de la crise interne. Les Verts et les libéraux du FDP – les deux partenaires du SPD au sein de la coalition au pouvoir – sont favorables à cette livraison d’armes lourdes. La ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock, a même dit qu’il fallait faire vite.
Doucement lui ont répondu Olaf Scholz et Christine Lambrecht, tous deux membres du SPD. La ministre de la Défense a prétexté une absence de chars en réserve. Il faudrait en utiliser qui sont déjà mobilisés, ce qui “mettrait en danger la sécurité nationale” allemande, d’après Christine Lambrecht.
Le chancelier allemand, quant à lui, ne voudrait pas être le premier à envoyer des armes offensives à l’Ukraine. Jusqu’à présent, les pays qui soutenaient Kiev se contentaient de renforcer les défenses ukrainiennes avec des missiles anti-aériens ou anti-tanks. En faisant parvenir des chars d’assaut à l’Ukraine, l’Allemagne prendrait une part bien plus active dans le conflit : “cela risquerait d’être perçu comme un acte de guerre par la Russie qui pourrait entraîner le monde dans la IIIe guerre mondiale”, a estimé le général Erich Vad, qui a été le conseiller militaire d’Angela Merkel, interrogé par Die Welt.
Olaf Scholz est ainsi pris au piège de sa “Zeitenwende”. Les excuses logistiques de la ministre de la Défense et les mises en garde contre le risque d’escalade pèsent peu face aux images des horreurs de la guerre en Ukraine. Une majorité d’Allemands est favorable à la livraison d’armes lourdes à l’Ukraine, d’après un sondage de l’Institut statistique allemand Forsa publié mardi.
Les industriels allemands de l’armement mettent, en outre, une pression supplémentaire sur le gouvernement. Le groupe Rheinmetall a annoncé qu’il disposait d’une centaine de chars qui pouvaient être livrés rapidement – en moins de deux mois – aux Ukrainiens. Il s’agit des véhicules de combat motorisé Marder, fabriqué depuis les années 1970, et des Leopard 1, des tanks lourds dont la production remonte aux années 1950.
Ce fabricant d’armement a même précisé qu’il s’agissait de modèle facile à prendre en main. Une manière de couper l’herbe sous le pied à un autre argument du SPD, selon qui il n’était peut-être pas judicieux d’envoyer des chars que les soldats ukrainiens ne pourraient utiliser avant d’avoir été formés pendant des mois.
Le New York Times s’interroge aussi sur la réalité de l’engagement allemand à faire le maximum pour l’Ukraine. Avec son déplacement envisagé en Ukraine, Olaf Scholz espérait probablement prouver que l’un des plus importants changements de politique étrangère en Europe – l’abandon du pacifisme avant tout en Allemagne – n’était pas que des paroles creuses.
Malgré ces pressions venues de toutes parts, Olaf Scholz a donc décidé, finalement, de ne pas se rendre à Kiev. Mais alors que “Berlin semble penser avoir le temps, l’Ukraine n’en a pas”, avait rappelé début avril Dmytro Kuleba, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, à ses homologues de pays de l’Otan.