La rédaction des Observateurs a étudié plusieurs comptes Twitter se présentant comme des journalistes au cœur de la situation en Ukraine, mais qui seraient faux. Conspirador Norteño, un compte qui étudie la désinformation sur les réseaux sociaux, a repéré trois comptes Twitter qui s’identifient à des journalistes couvrant la guerre en Ukraine. Le témoignage de l’un de ces comptes a été publié dans un journal britannique, qui a supprimé l’article lorsqu’il a été informé. Pourtant, plusieurs éléments permettent de douter de l’existence de ces trois personnes.
Un compte Twitter affirmant être une jeune ukrainienne “étudiant le journalisme”
“Bonjour à tous. J’avais ce compte depuis longtemps mais je commence à poster dessus parce que je pense que c’est important. Je suis une citoyenne de Kiev, j’étudie pour être journaliste. J’aide maintenant mes petits frères et sœurs à fuir en Pologne, mais je reviens ensuite pour me battre à Kiev avec mes deux frères”, écrit, le 2 mars, une utilisatrice Twitter qui se nomme “Liouba Dovjenko”. Suivie par plus de 500 personnes, elle publiait régulièrement des tweets en anglais et en ukrainien à propos de la guerre en Ukraine, avant que son compte Twitter ne soit suspendu le 31 mars. Un cache du compte fait le 31 mars avant sa suppression est encore disponible.
Sur son compte Twitter, l’autrice écrit en anglais, occasionnellement en ukrainien, à propos de son quotidien à Kiev. “Un air chargé de fumée aujourd’hui, des frappes aériennes pendant la nuit. Les gens essaient de ne pas sortir”, dit-elle le 16 mars dans un anglais haché. Le 18 mars, elle écrit : “Bonjour. Ma petite sœur vient de rejoindre l’école en Pologne, elle commence l’école demain ! Elle a beaucoup de soucis mais elle est très intelligente, je suis sûre qu’elle appréciera. Bonne nouvelle !”
Dans un récit publié le 17 mars dans le journal britannique “The Times”, Liouba Dovjenko, désignée comme l’autrice de l’article, a écrit un témoignage à propos de sa vie supposée en Ukraine, où elle raconte comment elle travaille comme bénévole pour fournir des biens de premières nécessités et des armes aux soldats. Une note à la fin explique “Liouba Dovjenko, 18 ans, était étudiante en journalisme à Kiev avant la guerre'”.
Pourtant, un thread Twitter du 31 mars de Conspirador Norteño, un compte qui repère la désinformation en ligne, montre que de nombreux éléments font douter de l’existence de cette personne.
En utilisant l’adresse permanente du compte Twitter, Conspirador Norteño a trouvé que le compte s’appelait @camplostkids avant que la guerre en Ukraine n’éclate, et que celui-ci a supprimé tous ses tweets antérieurs à février 2022.
Dans la biographie du compte “Liouba Dovjenko”, l’auteur s’excusait pour sa mauvaise maîtrise de l’anglais. Pourtant, avant de se renommer “Liouba Dovjenko”, le compte publiait des tweets et des commentaires, par exemple sur une célébrité britannique, avec le niveau de langue d’un locuteur anglophone, parfois dans un anglais familier.
Conspirador Norteño a également noté que la photo de profil du compte était très probablement issue de l’intelligence artificielle. Aucune autre trace de la photo n’apparaît dans des recherches d’image inversées via Google ou Yandex. Et la photo de “Liouba Dovjenko” montre les signes d’une image générée par l’intelligence artificielle via la technologie GAN. Les traits du visage de la jeune fille s’alignent sur d’autres images générées par l’IA lorsqu’on les superpose.
À lire sur les Observateurs >> Comment repérer les fausses photos de profil sur les réseaux sociaux ?
“Liouba Dovjenko” a également posté des images censées illustrer son quotidien, mais plusieurs d’entre elles proviennent en réalité d’autres comptes. En mars 2022, l’auteur a partagé l’image d’un sac customisé, affirmant qu’il appartenait à sa petite sœur. Mais l’exacte même image avait déjà été publiée en avril 2020 par un autre compte Twitter, comme l’a repéré Conspirador Norteño. “Liouba Dovjenko” a simplement inversé l’image.
Un compte du nom Liouba Dovjenko existe également sur TikTok (lubadovzhenko) avec le descriptif “citoyenne de Kiev de 18 ans”. Sur le compte Tiktok, qui était toujours en ligne à l’heure où cet article a été publié le 7 avril, le profil a partagé le 1er mars la vidéo d’une foule d’Ukrainiens attendant un train, avec la légende “Mes petits frères et sœurs sont avec moi, ils ont froid et peur”. La même vidéo a pourtant été publiée dans un article du journal britannique Daily Mail le 27 février, soit deux jours avant, sans aucune référence à Liouba Dovjenko ou ses frères et sœurs.
Un autre détail sur sa maîtrise de l’ukrainien interpelle. Le nom de famille affiché sur le profil n’est pas orthographié de la même façon en alphabet cyrillique sur son compte Twitter (Довженко, soit Dovjenko) et sur son compte TikTok (Довшенко, soit Dovchenko).
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, le journal The Times, a répondu le 6 avril : “Nous enquêtons sur cette affaire et nous répondrons de manière complète lorsque notre enquête sera terminée.” L’article a depuis été retiré du site.
Un compte se prétendant être journaliste en Ukraine
“Beth Boykins”, le 2e compte Twitter repéré par Conspirador Norteño, interpelle également. Dans sa biographie, ce compte se présentait comme un journaliste habitant en Ukraine. Avant d’être suspendu de Twitter avant le 3 mars, il comptait plus de 4 800 abonnés.
Ce sont probablement les mêmes procédés que ceux du compte “Liouba Dovjenko” qui ont été utilisés pour tromper. La photo de profil est probablement issue de l’intelligence artificielle, comme le montre cette superposition d’images réalisée par Conspirador Norteño. E tout comme le profil de la jeune fille ukrainienne, “Beth Boykins” a modifié son nom, sa localisation et a supprimé ses tweets après le déclenchement de la guerre. Les archives publiées le 1er mars par Conspirador Norteño montrent que le compte s’appelait “Kiwii publisher” avant le 21 mars, et affirmait habiter dans l’Arkansas, aux États-Unis.
“Beth Boykins” publiait également des images trouvées sur les réseaux sociaux, accompagnées de textes repris mot pour mot à des internautes. Le 1er mars, le compte a publié la photo d’un immeuble en Ukraine, commentant “C’était la dernière vue de ma fenêtre. Mon cœur brisé pleure”.
La photo provient d’un autre compte Twitter qui l’a publiée le même jour.
Un troisième compte d’un “journaliste” ukrainien
Bohuslav Aleksan, un troisième compte Twitter, se prétend “journaliste au Kyiv Independent”, un journal ukrainien de langue anglaise.
Comme le montre Conspirador Norteño, ce journaliste n’a pourtant signé aucun article sur le Kyiv Independent. La rédaction des Observateurs de France 24 n’a pas trouvé de résultat en cherchant son nom sur le Kyiv Independent, un site d’information en ligne en langue anglaise. Nous n’avons pas trouvé d’autres articles en ligne signés par le nom affiché dans le profil de ce compte Twitter, que ce soit en russe ou en anglais.
A quoi servent ces comptes ?
Contacté par la rédaction des Observateurs de France 24, Conspirador Norteño explique :
“Depuis le début de la guerre, je vérifie tous les jours ou tous les deux jours les tweets viraux sur l’Ukraine (au moins 100 retweets) à la recherche de comptes contenant des images générées par l’intelligence artificielle. C’est ainsi que j’ai remarqué @lubadovzhenko1, @BethBoykins22 et @BohuslavAleksan […] https://twitter.com/conspirator0/status/1481770556101963778.
Ces comptes peuvent être utilisés pour diffuser des informations trompeuses ou simplement se constituer une audience en prétendant être au cœur d’une actualité majeure. Ce sont deux possibilités (parmi d’autres)”.
Bien qu’ils trompent potentiellement les internautes sur leur rôle, les trois profils repérés n’ont pas diffusé d’informations trompeuses à propos de la guerre en Ukraine. Il n’y a pas d’indication qu’ils aient diffusé ni de la propagande pro-ukrainienne, ni pro-russe.
Ces profils n’ont pas non plus réclamé de dons pour l’Ukraine via des plateformes douteuses, comme d’autres comptes ont pu le faire depuis le début de la guerre en Ukraine (voir notre article à ce sujet).
Certains internautes cherchent à collecter un grand nombre de followers sur Twitter ou TikTok pour revendre leur compte sur des sites dédiés. Dans une précédente émission d’Info ou Intox, nous avions déjà mentionné ce modèle économique, qui consiste à amasser des followers pour revendre son compte à un acheteur. Celui-ci modifie ensuite le nom du compte et utilise ces followers pour diffuser les contenus qu’il souhaite.
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