Il y a trente ans, le 6 avril 1992, débutait le siège de Sarajevo, le plus long de l’histoire moderne. Pendant plus de trois ans et demi, les 360 000 habitants ont été pris au piège sous le feu des forces des Serbes de Bosnie et sous le regard du monde entier. Trois décennies plus tard, les images des victimes de la guerre en Ukraine ravivent ce traumatisme alors que le pays est toujours en proie à des menaces de sécession.
Le 6 avril 1992, le jour de la reconnaissance de l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine par la Communauté européenne, des milliers de citoyens venus de tout le pays se rassemblent à Sarajevo et appellent à la paix. Des Croates, des Serbes, des Bosniaques sont réunis ensemble dans les rues. Mais depuis le toit de l’hôtel Holiday Inn, des nationalistes serbes ouvrent le feu sur la foule. La ville bascule alors dans un siège qui va durer 44 mois, jusqu’en février 1996. Depuis les hauteurs, les forces des Serbes de Bosnie bombardent la capitale, des snipers tirent sur les habitants assiégés et un blocus complet est établi.
Trente ans plus tard, les images de ce siège qui avait bouleversé le monde sont gravées dans tous les esprits. À l’occasion des commémorations et quelques jours après la découverte, à la suite du retrait de troupes russes, de nombreux cadavres dans la ville ukrainienne de Boutcha, les autorités locales n’ont pas manqué de faire le parallèle avec le conflit actuel.
“Ce qui n’avait pas été arrêté dans les années 1990 en Bosnie devient plus visible encore à travers l’Europe et le monde”, a déploré, mardi, comme le rapporte l’AFP, la maire de Sarajevo, Benjamina Karic, lors de la cérémonie organisée à la Bibliothèque nationale, symbole des destructions commises pendant le siège, aujourd’hui reconstruite. “Ce qu’on croyait appartenir à l’histoire du déshonneur humain revient sur la scène à travers la brutalité, la destruction et l’idéologie fascistes parées de nouveaux habits”, ajoute Benjamina Karic, qui avait un an en avril 1992.
“Une volonté farouche de résister et de survivre”
Au cours du siège de Sarajevo, plus de 11 500 personnes, dont 1 600 enfants et adolescents, avaient été tuées et plus de 50 000 personnes blessées par les forces des Serbes de Bosnie. Pour Henry Zipper de Fabiani, chercheur associé à l’Iris et spécialiste des Balkans, ledit siège avait alors marqué “le dur réveil d’une Europe figée par le rideau de fer et l’opposition Est-Ouest et la réapparition soudaine sur le sol européen d’une guerre d’une sauvagerie sans nom”. Pour cet ancien ambassadeur, ce conflit a notamment marqué les pays occidentaux par “l’admiration face au comportement très digne et héroïque des habitants de Sarajevo qui, à l’époque, n’avaient pas voulu être rabaissés à l’état de bêtes sauvages”. Les images des hommes et des femmes courant sous les balles dans “Sniper Alley” pour aller au travail ou de la vie artistique qui a continué sous les bombardements sont ainsi restées vives dans nos esprits.
Ce comportement est l’une des similarités observées par Loïc Trégourès, docteur en science politique et membre de l’Observatoire des Balkans, depuis le début de l’invasion russe en Ukraine. À trente ans d’intervalle, le conflit actuel a lui aussi mis en lumière les “files d’attente, les gens cachés en sous-sol, l’incrédulité quand cela commence et la volonté farouche de résister et de survivre”.
“Un conflit local qui est très vite devenu international”
Mais pour l’historienne Anne Madelain, chercheuse au Centre de recherche Europes-Eurasie de l’Inalco, il ne faut pas tomber dans le piège de la comparaison. “Le siège de Sarajevo avait eu lieu dans le cadre d’un pays qui éclate avec la dislocation de la Yougoslavie. L’Ukraine est indépendante depuis trente ans. Ce n’est pas la même configuration”, note cette spécialiste des Balkans. “Nous ne sommes pas non plus dans le même contexte technologique. En 1992, nous étions avant l’ère de l’Internet. Sarajevo était une ville coupée, sans courrier ni communications. Les journalistes qui étaient alors sur place étaient les seules sources d’information”, précise la chercheuse.
L’historienne note toutefois une comparaison possible avec l’Ukraine d’aujourd’hui, celle d'”un conflit local très vite devenu international”. À l’époque, dès juillet 1992, un pont aérien avait été mis en place par l’ONU pour apporter une aide humanitaire. Mais pendant trois ans et demi, la communauté internationale a paru bien incapable de mettre un terme aux violences commises notamment contre les civils. “Le dispositif de l’ONU était inadapté, mais il avait été décidé dans le contexte des précédentes étapes de l’éclatement de la Yougoslavie. On était en pleine phase de mutation. Les Américains considéraient aussi que c’était un problème d’Européens et qu’il ne fallait pas engager l’Otan car sa doctrine était alors exclusivement la défense du territoire de ses États membres. Il a fallu adapter cette doctrine et créer la Force d’action rapide (FAR) pour épauler puis remplacer la Force de protection des Nations unies (Forpronu)”, résume Henry Zipper de Fabiani.
En 1995, avec l’aval de l’ONU, l’Otan déclenche des frappes ciblées sur les positions de l’armée de la République serbe de Bosnie. Elles aboutissent, enfin, à un cessez-le feu et à la signature en décembre 1995, à Paris, des accords de paix de Dayton. Depuis, le pays est administré par deux entités distinctes : la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine et la République serbe de Bosnie (Republika Srpska), sans oublier le district de Brcko, au nord, au statut particulier. Plus de vingt-cinq ans après la fin de la guerre, les tensions sont toujours vives entre les différentes communautés.
“Un risque de sécession”
En décembre 2021, le Parlement des Serbes de Bosnie a ainsi posé les premiers jalons de ce qui s’apparente à un processus de séparation de l’entité serbe du pays, mettant ainsi à exécution les menaces du leader séparatiste Milorad Dodik, l’élu serbe à la présidence tripartite de la Bosnie-Herzégovine. Les parlementaires ont donné un délai de six mois pour organiser le départ des Serbes de trois institutions cruciales de cet État central déjà peu pourvu : l’armée, la justice et les impôts.
“Il devrait y avoir une réponse des institutions en juin et on est dans une situation relativement bloquée avec le risque d’une sécession soutenue par la Russie, qui s’implique de plus en plus dans la géopolitique des Balkans”, précise l’historienne Anne Madelain. “C’est vraiment cela le danger. Une situation où d’autres acteurs internationaux s’immiscent et jouent la carte de la division.” De leur côté, les nationalistes croates de Bosnie menés par Dragan Covic défendent une réforme électorale visant à renforcer le caractère ethnique du vote. Les négociations sur cette réforme ont finalement échoué le 20 mars, mais les nationalistes croates et serbes menacent aujourd’hui de boycotter les élections du 2 octobre qui doivent renouveler les Parlements de toutes les entités du pays.
Pour Loïc Trégourès, l’avenir est incertain. “Personne ne sait sur quoi cela peut déboucher” et, au sein de la population, “la peur existe au regard de la dégradation de la situation politique locale”, analyse-t-il. Selon ce spécialiste des Balkans, il ne faut toutefois pas trop regarder en arrière : “Une guerre ne se reproduit jamais à l’identique. Si on anticipe ça – quelque chose qui va ressembler à ce qu’on a vu il y a trente ans –, on se trompe.”
En attendant, Sarajevo, qui continue de panser ses plaies, pense aujourd’hui aux villes ukrainiennes assiégées. “De cette ville, symbole de la résistance, nous disons qu’il ne faut jamais perdre l’espoir et renoncer au combat pour un meilleur avenir”, a lancé la maire Benjamina Karic lors des commémorations du 30e anniversaire du début du siège. “Abandonnée par quasiment tout le monde, sans armes, sans électricité, sans eau, sans nourriture, sans gaz, Sarajevo ne s’est jamais rendue”, a-t-elle rappelé.