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Guerre en Ukraine : l'Allemagne et la France ont-elles fermé les yeux sur la menace russe ?

La guerre en Ukraine et le lourd tribut humain dont elle est à l’origine a conduit ces derniers jours les dirigeants européens à reconsidérer des années d’efforts allemands et français de tentatives de collaboration avec le maître du Kremlin. Dans un message vidéo adressé aux responsables occidentaux, le président ukrainien a fustigé dimanche la “politique de concessions envers la Russie” menée par Paris et Berlin depuis plus d’une décennie.

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Aux prises avec la guerre en Ukraine, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, n’a pas mâché ses mots dans un message adressé aux dirigeants occidentaux dimanche 3 avril, quelques heures seulement après avoir été témoin du massacre de Boutcha, dans la banlieue nord-ouest de Kiev, où un grand nombre de corps de civils ont été découverts après le retrait de l’armée russe.

Dans son intervention vidéo, Volodymyr Zelensky a ciblé l’ancienne chancelière allemande, Angela Merkel, aujourd’hui sans fonction officielle, ainsi que l’ancien président français Nicolas Sarkozy. Les deux ex-dirigeants se voient reprocher par le président ukrainien leur politique à l’égard du président russe, Vladimir Poutine.

“J’invite Angela Merkel et Nicolas Sarkozy à visiter Boutcha et à voir à quoi la politique de concessions envers la Russie a abouti”, a lancé Volodymyr Zelensky, faisant référence au massacre de civils ukrainiens dans les villes du nord de la capitale – que les puissances occidentales ont qualifié de “crimes de guerre”.

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>> À lire aussi : “Ukraine : le massacre de Boutcha, un mode opératoire qui rappelle la Tchétchénie” 

“Voyez de vos propres yeux les Ukrainiens torturés et tués”, a-t-il ajouté.

Volodymyr Zelensky s’exprimait à l’occasion de l’anniversaire du sommet de l’Otan d’avril 2008 à Bucarest, lors duquel l’Alliance atlantique avait fait une promesse d’adhésion future à la Géorgie et à l’Ukraine, sans pour autant fournir de calendrier précis – un compromis qui, selon le président ukrainien, a laissé le pays dans une “zone grise” et l’a exposé à l’agression russe.

“Ils pensaient qu’en refusant l’Ukraine, ils pourraient apaiser la Russie, la convaincre de respecter l’Ukraine et de vivre normalement à nos côtés”, a fustigé le président ukrainien, accusant les membres de l’Otan d’agir “dans la peur” du Kremlin.

Effondrement du nouvel ordre mondial

En 2008, Paris et Berlin avaient estimé qu’il était trop tôt pour que l’Ukraine et la Géorgie rejoignent l’Otan, arguant qu’aucun des deux pays n’étaient prêts et craignant que l’adhésion des deux anciennes Républiques soviétiques à l’Alliance atlantique ne compromettent les relations avec la Russie.

L’ancienne chancelière allemande Angela Merkel, qui a quitté la politique fin 2021, a affirmé, dans une courte déclaration publiée par sa porte-parole lundi, qu’elle “assume ses décisions du sommet de l’Otan de 2008 à Bucarest” tout en soulignant sa position claire contre l’invasion russe en Ukraine.

Avec le recul, “il est difficile de savoir si un plan d’adhésion de l’Ukraine [à l’UE] aurait été suffisant pour dissuader Poutine”, analyse Laure Delcour, spécialiste des relations entre l’UE et la Russie à l’université Paris-Sorbonne, interrogée par France 24.

“L’adhésion à l’Otan est un processus très long et il est tout à fait possible que l’Ukraine ne soit toujours pas devenu membre au moment où nous parlons”, ajoute-t-elle. “On peut aussi imaginer que Poutine aurait agi plus vite pour contrecarrer l’adhésion de l’Ukraine.”

>> À lire aussi : “L’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, mirage ou réelle perspective ?”

“Agir vite”, c’est précisément ce que Vladimir Poutine a fait, quatre mois seulement après le sommet de Bucarest de 2008, en envoyant ses chars en Géorgie pour soutenir les séparatistes prorusses des provinces d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Un processus réitéré six ans plus tard dans le Donbass, en allant encore plus loin avec l’annexion de la Crimée.

Chacune des incursions de Vladimir Poutine a suscité une réponse ambivalente de la part des dirigeants européens, alternant entre une rhétorique enflammée et des sanctions dans un premier temps, et tentatives de détente peu après. Alors que l’Ukraine est aujourd’hui en proie à une guerre faisant de nombreuses victimes civiles, ces mêmes dirigeants sont accusés d’avoir enhardi le président russe et d’avoir fermé les yeux sur ses ambitions impérialistes.

Dans une interview accordée à France 24, Thomas Kleine-Brockhoff, le vice-président du German Marshall Fund (GMF), think tank dédié à la défense et au renforcement de la relation transatlantique, affirme : “L’Europe ne s’est pas trompée, c’est l’Allemagne et la France qui se sont trompés.”

“La France et l’Allemagne ont tendance à parler au nom de l’Europe. Mais ces erreurs d’appréciation ont été faites à Paris et à Berlin, pas ailleurs. L’Europe de l’Est ne s’est pas trompée, l’Europe du Nord non plus”, ajoute-t-il.

Selon Thomas Kleine-Brockhoff, la guerre en Ukraine a induit une reconsidération urgente des politiques allemande et française vis-à-vis de la Russie : “Non seulement le nouvel ordre mondial de l’après-Guerre froide s’effrite sous nos yeux, mais les stratégies déployées par l’Allemagne et la France également”, assure-t-il.

Le gazoduc Nord Stream 2, une “erreur”

Le changement de posture de l’Allemagne à l’égard de Moscou est bel et bien engagé. L’invasion russe de l’Ukraine a jeté un froid sur l’héritage laissé par Angela Merkel après seize ans passés à la tête du pays.

“Ce que l’Allemagne et l’Europe ont vécu ces derniers jours n’est rien d’autre qu’un renversement de la politique d’Angela Merkel, qui consistait à garantir la paix et la liberté par des traités conclus avec des despotes”, écrivait le mois dernier le quotidien conservateur allemand Die Welt, qualifiant d'”erreur” la stratégie diplomatique fondée sur le commerce de l’ancienne chancelière.

Des critiques ont également émané de certains des plus proches collaborateurs de l’ex-dirigeante, tels que son ancienne ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer, qui a condamné “l’échec historique” de l’Allemagne à renforcer son armée au fil des années. “Après la Géorgie, la Crimée et le Donbass, nous n’avons rien préparé qui aurait vraiment dissuadé Poutine”, a-t-elle ainsi déclaré dans un tweet.

La dépendance de l’Allemagne à l’égard de l’énergie russe, qui représentait 36 % de ses importations de gaz lorsque Vladimir Poutine s’est emparé de la Crimée, est passée à 55 % au moment de l’invasion russe de l’Ukraine. La dépendance à l’égard de l’énergie russe n’a pas permis à Berlin de suivre l’appel des États-Unis et celui d’autres alliés d’imposer un embargo énergétique complet à Moscou.

>> À lire aussi : “Guerre en Ukraine : vers un renouveau de l’Otan ?”

Le chef de l’État allemand, Frank-Walter Steinmeier, qui fut ministre des Affaires étrangères dans deux gouvernements d’Angela Merkel, a lui aussi reconnu lundi avoir commis une “erreur” en soutenant la construction du gazoduc Nord Stream 2 entre la Russie et l’Allemagne. “Nous nous accrochions à des ponts auxquels la Russie ne croyait plus et contre lesquels nos partenaires nous avaient mis en garde”, a-t-il déclaré.

Les États-Unis et des membres de l’UE comme la Pologne s’étaient vivement opposés à ce projet de gazoduc d’une valeur de 10 milliards d’euros qui contourne l’Ukraine, privant Kiev de frais de transit du gaz. Après l’avoir défendu bec et ongles tout au long de sa construction, Berlin a finalement suspendu le projet sine die en février.

Les sociaux-démocrates aujourd’hui au pouvoir ont été de fervents supporteurs d’un rapprochement avec Moscou.

Frank-Walter Steinmeier tablait sur le fait que “Vladimir Poutine n’accepterait pas la ruine économique, politique et morale de son pays pour sa folie impériale”, a-t-il expliqué lundi. “Comme d’autres, je me suis trompé”, a-t-il conclu.

Désillusions

Selon Thomas Kleine-Brockhoff, la guerre en Ukraine a fait éclater la bulle dans laquelle l’Allemagne vivait depuis les années 1990. Pour le vice-président du German Marshall Fund, Berlin vivait dans “un ordre mondial post-Guerre froide qui lui offrait la configuration internationale la plus avantageuse depuis l’industrialisation, lui garantissant la paix, la richesse et l’idée que le pays pouvait s’entendre avec tout le monde. Selon ce postulat, Berlin n’avait donc pas besoin de garantir sa propre défense [en développant son armée].”

La “fin de l’Histoire” a conduit des pays comme l’Allemagne à “croire que le monde entier était sur la voie de la démocratie”, ajoute l’intellectuel allemand. “La Russie prendrait du temps, mais finirait par se ranger elle aussi dans les rangs, c’était l’idée. Ce n’était finalement qu’une illusion.”

“L’Allemagne croyait que le commerce serait un facteur de paix, que l’interconnexion de nos économies nous empêcherait de nous faire la guerre […]. On croyait que le commerce avec la Russie, notamment avec ce qu’elle fait de mieux, à savoir le pétrole et le gaz, était une stratégie de paix. Mais cette stratégie a échoué”, analyse Thomas Kleine-Brockhoff.

Pour lui, la France a de son côté pâti d’une “idéologie française d’autonomie stratégique européenne” bien ancrée qui a conduit le président Emmanuel Macron à une “appréciation erronée de Poutine, de qui il est et de ce qu’il veut”, ainsi qu’à une mauvaise compréhension de la position de l’Europe vis-à-vis des États-Unis et de la Russie.

“Nous avons vu que la défense de l’Europe n’est pas l’Europe, c’est l’Otan”, dit-il. “C’est la conclusion de tout ce que nous voyons [en Ukraine]. La solution à notre problème de sécurité réside dans l’unité occidentale – pas dans des fantasmes d’armées européennes qui ne deviendront jamais réalité.”

Les relations franco-russes, entre amitié et tensions

La méconnaissance concernant la nature de Vladimir Poutine et la capacité de l’Europe à le raisonner a conduit le président français, Emmanuel Macron, à collaborer avec Vladimir Poutine plus longtemps que ce qu’il n’aurait dû le faire, estime Thomas Kleine-Brockhoff.

“Avoir tenté d’empêcher la guerre en coopérant avec les Russes n’est pas à blâmer. Ce qui est blâmable, c’est d’avoir opté pour une stratégie utopique au lieu d’une approche plus réaliste de la situation”, avance l’intellectuel, ajoutant : “Pendant combien de temps multipliez-vous les appels téléphoniques avec des bourreaux de masse ?”

Le problème n’est pas tant le dialogue que le moment et l’objectif, poursuit Laure Delcour. La spécialiste des relations entre l’UE et la Russie à l’université de Paris-Sorbonne relève qu'”une certaine forme de dialogue est nécessaire dans la mesure où la Russie restera à la fois le voisin de l’Europe et de l’Ukraine – mais il faut être clair sur les objectifs”.

Si les récents échanges d’Emmanuel Macron avec Vladimir Poutine ont été axés sur la prévention de la guerre, puis sur la tentative de mettre fin au bain de sang en Ukraine, les tentatives passées de rapprochement avec Moscou avaient envoyé des messages contradictoires, explique-t-elle.

Emmanuel Macron n’a jamais autant essayé d’influencer un dirigeant étranger qu’il ne l’a fait avec le président russe. Depuis son entrée en fonction, le chef de l’État français a reçu à plusieurs reprises son homologue russe. En mai 2017, il invite Vladimir Poutine à une grande réception au château de Versailles, deux semaines seulement après son élection. Deux ans plus tard, il l’accueille de nouveau, cette fois au fort de Brégançon, la résidence d’été des présidents français.

“Une Russie qui tourne le dos à l’Europe n’est pas dans notre intérêt”, avait déclaré Emmanuel Macron à l’époque, un an après avoir célébré la victoire de la France à la Coupe du monde de football dans une loge VIP à Moscou à l’invitation de Vladimir Poutine – un événement que d’autres responsables occidentaux avaient boudé en raison des empoisonnements de Sergueï Skripal [ancien agent de renseignement militaire russe puis espion britannique] et de sa compagne à Londres.

Le président français, Emmanuel Macron (à droite), reçu par son homologue russe, Vladimir Poutine (à gauche), à Moscou, le 7 février 2022.
Le président français, Emmanuel Macron (à droite), reçu par son homologue russe, Vladimir Poutine (à gauche), à Moscou, le 7 février 2022. © AFP et Spoutnik

“La rencontre à Brégançon a eu lieu un an après l’affaire Skripal et quatre ans après l’annexion de la Crimée, et a été précédée de très peu de consultations avec les alliés européens”, souligne Laure Delcour. “Dans ce contexte, on peut légitimement s’interroger sur la sagesse d’inviter Vladimir Poutine pour tenter de repartir sur de bonnes bases.”

Alors que l’Europe réfléchit aux deux décennies d’échec qui ne lui ont pas permis de dissuader l’homme fort du Kremlin d’envahir l’Ukraine, il est important de distinguer les facteurs qui ont conduit à l’anxiété russe après la Guerre froide, dont certains sont compréhensibles, et la décision de Vladimir Poutine de déclarer la guerre à ses voisins, ajoute Laure Delcour. “Nous savons que l’élargissement de l’Otan a eu un impact majeur sur les perceptions de Moscou, mais le vrai problème est de savoir comment la Russie a réagi à cet élargissement […]. Il ne faut pas confondre causes et conséquence. Dans ce cas, le problème est la conséquence.”

Emmanuel Macron et ses prédécesseurs sont finalement coupables de s’être accrochés à l’idée que Vladimir Poutine pouvait s’accommoder d’une architecture de sécurité qu’il a rejetée et violée à plusieurs reprises, affirme Thomas Kleine-Brockhoff. “Nous avons voulu croire que la Russie deviendrait partie prenante de l’ordre européen et mondial actuel […]. Et nous avons choisi d’ignorer les signes qui nous prouvaient le contraire”, conclut-il.

Article traduit de l’anglais par Soraya Boubaya. L’original est à lire ici.

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