Le devenir des silos à grains du port de Beyrouth, partiellement détruits par les explosions du 4 août 2020, est au centre d’une cacophonie gouvernementale. Deux jours après une décision du Conseil des ministres approuvant sa destruction, le bâtiment a été classé monument historique le 18 mars. De leur côté, les familles de victimes et les survivants veulent conserver ce qu’ils considèrent comme la “preuve du crime” et un symbole du “deuil impossible”.
Dévastés par la double explosion survenue le 4 août 2020 dans le port de Beyrouth, qui a fait au moins 218 morts, plus de 7 500 blessés et ravagé la capitale libanaise, les gigantesques silos à grains trônent toujours comme des témoins de la tragédie dont ils sont devenus le symbole.
Un symbole reconnu même à l’international, avec les vidéos des explosions qui ont fait le tour du monde, dans lesquelles la structure, construite à la fin des années 1960 (visible dans le tweet ci-dessous) et qui pouvait contenir jusqu’à 120 000 tonnes de grains et de céréales, est omniprésente.
Situé à quelques dizaines de mètres de l’épicentre des explosions, localisé dans le hangar numéro 12, le bâtiment iconique était encore pourtant menacé de démolition il y a quelques jours, suite à décision prise en Conseil des ministres.
Discordance gouvernementale
Le gouvernement ayant pris acte du feu vert officiel accordé, début mars, par Tarek Bitar, le juge d’instruction chargé de l’enquête, qui a indiqué que la conservation des silos n’était plus nécessaire “à la lumière de l’état avancé de l’enquête médico-légale”.
Mais aussi d’un rapport remis en avril 2021 par la firme suisse Amann Engineering recommandant la démolition partielle des silos. Est visée précisément la partie nord, lourdement impactée. Afin d’éviter un effondrement jugé inévitable en raison de son inclinaison progressive mesurée à deux millimètres par jour.
Sauf que deux jours après que le Conseil des ministres s’est prononcé en faveur de la destruction de l’édifice, le ministre de la Culture, Mohammad Mortada, a annoncé, le 18 mars, son classement parmi les monuments historiques.
“Vu la nécessité de conserver ces silos historiques et de les considérer comme faisant partie d’un héritage humain, puisqu’ils sont l’emblème d’une ville sinistrée, mais vu aussi la nécessité de préserver cette image pour les générations futures, j’ai pris la décision pour les classer parmi les monuments historiques”, a expliqué le ministre dans un communiqué.
Les silos du port ont donc obtenu un sursis grâce à cette cacophonie gouvernementale qui reste sans explication officielle. Interrogé par le quotidien francophone L’Orient-le-Jour, le ministre des Travaux publics et des Transports, Ali Hamiyé, a confié avoir été “très surpris d’apprendre” le classement de la structure. “Je n’ai aucune idée de ce qui a pu motiver cette décision et je n’ai pas été consulté là-dessus”, a-t-il expliqué.
“Le symbole de l’impunité”
En attendant, la démarche du ministre de la Culture va dans le sens les familles des victimes et les survivants fermement opposés à la destruction des silos et qui plaident pour les transformer en lieu de mémoire. Même si elles ne sont pas dupes.
“C’est de l’opportunisme mal placé en vue des élections législatives du 15 mai, un coup de com’, surtout que ce classement peut être immédiatement retourné en Conseil des ministres”, explique à France 24 Paul Naggear, qui a perdu Alexandra, sa fille unique alors âgée de 3 ans, et l’une des plus jeunes victimes de la tragédie du 4 août 2020.
“Les silos ont une importance et une portée symboliques très fortes pour nous, insiste-t-il. Ils sont surtout le symbole de l’impunité qui nous rappelle que un an et sept mois plus tard, nous n’avons toujours rien : ni vérité, ni justice”.
Confiant ne pas pouvoir faire son deuil, il refuse toute idée de démolition de l’édifice, et milite pour que le site devienne “un mémorial, pour le recueillement et un rappel historique de la libération de notre peuple du régime criminel”, mais seulement, lorsque “justice sera faite”.
L’enquête sur les responsabilités dans la catastrophe est suspendue depuis décembre par une série de recours présentés à l’encontre du juge Tarek Bitar, qu’une partie de la classe politique tente de faire récuser.
“Aussi laids que sont ces silos aujourd’hui, ils sont un symbole de deuil impossible, et ils sont bien là en pleine face de toute la capitale pour nous rappeler que le combat pour la justice pour nos proches doit continuer, poursuit-il. C’est pourquoi il est strictement interdit et impensable pour nous, parents de victimes, qu’un millimètre en soit touché, en tous cas pas avant que nous n’ayons totalement eu gain de cause, ou qu’on essaye de nous faire tourner la page.”
Mi-février, dans le cadre d’une campagne sur les réseaux sociaux, Paul Naggear avait posté un message sur Twitter, accompagné d’une photo des silos dans lequel il déplorait qu’après “chaque guerre, après chaque bataille, après chaque crime… Le pouvoir efface les repères et détruit la mémoire afin que plus personne ne se souvienne et n’exige de comptes”.
بعد كل حرب، بعد كل معركة، بعد كل جريمة.. السلطة بتمحي المعالم وبتهدم الذاكرة كرمال ما حدا يتذكر ويطالب بالمحاسبة.
اليوم بدهم يقتلوا #الشاهد_على_الجريمة ويطمروا المقبرة الجماعية ويهدموا الاهراءات الواقفة تتذكرهم بجريمتهم حتى محاسبة المجرمين!
لا لهدم اهراءات #مرفأ_بيروت pic.twitter.com/2gNYRAo33k— Paul Naggear (@naggearp) February 20, 2022
“Aujourd’hui, avait-il écrit, ils veulent tuer le témoin du crime et enterrer la fosse commune et démolir ce qui reste des silos qui leur rappellent leur crime, jusqu’à ce que les criminels soient reconnus responsables ! Non à la démolition des silos du port de Beyrouth.”
Waldemar Faddoul, architecte franco-libanais, qui a “miraculeusement” survécu aux explosions du 4 août, alors qu’il se trouvait à bord de sa voiture à 250 mètres du port, partage ce point de vue.
“Je suis à 100 % contre la démolition du bâtiment, quel que soit le prétexte, structurel ou pas, parce que l’explosion du 4 août est un élément fédérateur, dans son drame et dans son ampleur, et de convergence dans notre histoire et notre identité, et cette structure balafrée représente l’une des plus grandes cicatrices de notre histoire”, confie-t-il à France 24.
Et d’ajouter : “une société normale qui honore la mémoire et les victimes, qui respecte ses citoyens et ses villes, pourrait envisager de détruire ces silos pour ne pas garder cette balafre sur la façade maritime, sauf qu’au Liban nous ne sommes pas dans cette situation. C’est pourquoi, pour le moment, il est de notre devoir de conserver ces silos si symboliques tels quels, si dérangeants pour la classe politique parce qu’ils lui rappellent ce crime indélébile, au moins jusqu’au jour où justice sera faite, ce dont je doute fort”.
À l’instar de nombreux Libanais, l’édifice éventré rappelle à Waldemar Faddoul la minute effroyable où tout a basculé, précisément à 18h07, le 4 août 2020.
“À chaque fois que je passe devant ces silos, qui ont supporté une charge explosive monstrueuse et sauvé la vie à des centaines de personnes en absorbant une partie de l’explosion, je me demande comment j’ai pu survivre et à chaque fois je réalise l’ampleur du crime qu’ils incarnent malgré eux. C’est pour cela qu’ils doivent rester debout, un peu comme l’immeuble Barakat [pour la guerre du Liban (1975-1990)]”.
Surnommé la “maison de Beyrouth” ou la “maison jaune”, cet immeuble, emblème de l’architecture traditionnelle, qui porte encore aujourd’hui les stigmates de la guerre, durant laquelle il fut notamment occupé par des snipers, a été transformé en lieu de mémoire et en musée.
Des silos incarnant “la mémoire collective de la ville et de ses habitants”
Au sein de la société civile, des cris s’élèvent également contre la démolition d’un lieu rentré dans l’histoire du pays. L’Ordre des ingénieurs et des architectes de Beyrouth plaide ainsi pour la préservation du bâtiment qui incarne “la mémoire collective de la ville et de ses habitants”.
Dans un communiqué publié le 9 mars, l’Ordre affirme “que d’un point de vue scientifique et technique, toutes les installations endommagées peuvent être renforcées et restaurées, quelle que soit l’étendue des dommages structurels auxquels elles ont été exposées”.
Selon Waldemar Faddoul, les silos “doivent et sont même destinés à servir la mémoire, puisqu’ils sont structurellement parlant inutiles, dans le sens où ils sont inutilisables en tant que tels, et qu’il est impossible qu’ils redeviennent fonctionnels ou de les démolir pour en reconstruire d’autres à la même place”.
En coopération avec la Banque mondiale, le ministère libanais des Travaux publics et des Transports a lancé, le 11 février, une étude visant à réorganiser les infrastructures portuaires du pays et à définir un plan pour réhabiliter le port de Beyrouth, et dont les résultats sont attendus en juillet.
“Idéalement, conclut Waldemar Faddoul, toute la zone du port devrait être réhabilitée et connectée au tissu urbain de la capitale dans le cadre d’un plan global et réfléchi prenant compte l’avis et les besoins de la population, mais au nom de la mémoire, ces silos doivent rester en place.”