La Russie a lancé le 24 février une attaque contre l’Ukraine. Depuis, son armée a étendu son offensive et poursuit ses bombardements, poussant toujours plus de civils à fuir vers l’ouest et les pays européens voisins. Face à cette invasion, nombreuses sont vos questions. Le consultant de France 24 sur les questions stratégiques, Guillaume de Rougé, répond à certaines de vos interrogations.
Deux semaines après le début de l’invasion de l’Ukraine, l’armée russe, qui a déjà essuyé de lourdes pertes humaines et matérielles, progresse plus lentement que prévu, mais s’approchent tout de même de la capitale, Kiev. Du point de vue diplomatique, les pourparlers entre les deux belligérants sont au point mort, tandis que l’Union européenne (UE), plus unie que jamais, fait front commun contre la Russie.
Le consultant de France 24 sur les questions stratégiques, Guillaume de Rougé, répond aux questions que vous nous avez posé, sur Facebook, Instagram et Twitter.
-
Les sanctions économiques contre la Russie auront-elles un impact ? (Question de Papa Cheikh Fallsy)
Guillaume de Rougé : Elles fonctionnent déjà. Il y a déjà des gens qui perdent leur emploi en Russie et qui sont sous pression. Il y a un effondrement du rouble. On sent dans la vie quotidienne de la population russe des effets. Frapper les classes moyennes, urbaines, intégrées à la mondialisation, c’est important, mais en même temps, cela n’a pas d’effet sur les classes paupérisées qui, elles, de toute façon, n’avaient pas accès à un certain nombre de biens de consommation et à un certain niveau de vie. De l’autre côté du spectre, il y a la catégorie des plus riches qui va concerner les oligarques, la classe supérieure, qui va peut-être pâtir de la fermeture des magasins de luxe, mais qui dans l’ensemble est protégée. Elle a certes perdu beaucoup avec les avoirs à l’étranger les propriétés luxueuses, mais en même temps elle possède tellement en interne et elle est tellement accrochée au système dont elle dépend, que finalement ces sanctions ne jouent pas énormément.
-
L’UE doit-elle envisager des mesures plus efficaces afin de stopper l’invasion russe ? (Question de Aziz Steve Coulibaly)
Tout le problème dans une confrontation des volontés, c’est d’en garder sous le pied et d’arriver, aussi, à ne pas se tirer une balle dans le pied. Il y a la question énergétique et on voit déjà les enjeux macroéconomiques et les répercussions sur les marchés mondiaux des produits de première nécessité comme le blé.
Concernant d’autres mesures, d’autres grandes entreprises pourraient stopper leurs rapports avec la Russie. Après, cela devient compliqué, à part le boycott des produits russes, principalement dans l’énergie, il n’y a pas grand-chose. L’enjeu va ensuite devenir indirect en tentant de rallier des pays du Moyen-Orient ou d’autres de la communauté internationale. Il y a notamment l’enjeu chinois.
-
Quelle est la position de la Chine dans ce conflit ? (Question de Benjamin Zaban)
Ce pays se doit de maintenir une ambivalence. Au début des Jeux olympiques de Pékin, il y a eu ces déclarations de solidité et d’alliance avec la Russie, mais dans la réalité, il y a une défiance mutuelle en raison de la dissymétrie de puissance et en raison de la symétrie de ces régimes d’appareil fermé qui se méfient de leurs partenaires. Il y a fondamentalement une alliance objective, mais non pas une alliance qui peut déboucher sur de véritables relations de confiance de long terme.
Cela signifie ainsi que la Russie tentera peut-être des coopérations qui permettraient d’inscrire cette relation dans le temps, notamment dans le domaine énergétique. Mais “la politique des tuyaux” ne peut pas être changée du tout au tout. Il faudrait au moins cinq ans pour permettre de rediriger l’exportation de ses hydrocarbures de l’ouest vers la Chine. Par ailleurs, est-ce que les Chinois auraient intérêt à accroître leur dépendance, alors même qu’ils tentent de diversifier leurs approvisionnements? Enfin, il pourrait y avoir des collaborations militaires, mais alors encore qui contrôle le plus l’autre ? Finalement, leur alliance objective s’exerce aujourd’hui contre une autre puissance : les États-Unis. C’est par définition une alliance fragile, dès lors qu’elle est contre quelque chose et non pas pour un projet commun.
-
Pourquoi les États-Unis n’interviennent-ils pas directement dans la guerre pour arrêter Poutine ? (Question de Jérémie Muzola)
Quel serait l’intérêt pour les États-Unis d’intervenir seuls et de se positionner exactement comme le veut Poutine, c’est-à-dire comme le grand diable occidental ? Ce serait contreproductif pour l’Amérique. D’autre part, c’est que c’est précisément en Europe et qu’il existe une alliance Atlantique, l’Otan. Les États-Unis en sont le membre le plus puissant, mais non plus l’unique. Il est impensable que l’Amérique puisse agir toute seule sans tenir compte de ses alliés et de ses partenaires.
Ensuite, sur le plan militaire, il y a une autre évidence. Nous avons affaire aux deux superpuissances nucléaires à ce jour, héritage de la guerre froide. Les États-Unis et la Russie disposent de 90 % des capacités nucléaires mondiales. Les conflits entre grandes puissances répondent à des règles bien spécifiques qui sont en réalité l’impossibilité de se faire la guerre, car cela implique une prise de risque nucléaire. Depuis la crise de la baie des cochons en 1962, il y un téléphone rouge entre les deux pays. On a compris qu’il fallait en permanence utiliser des leviers de nature psychologique et politique pour assurer une stabilité stratégique, c’est-à-dire la très faible probabilité d’une guerre nucléaire.
-
L’armée française peut-elle être engagée dans cette guerre ? (Question de Harouna Mahamat)
C’est la même réponse que pour la question précédente. Ce sont les mêmes contraintes que pour les États-Unis. Je renvoie aux notions juridiques de cobelligérance. Si vous contribuez à former les troupes d’un pays en guerre, à ses opérations de manière directe avec les militaires de votre pays, vous êtes en cobelligérance. En revanche, le fait de fournir des armements à un État est un acte légal. Le fait d’apporter une expertise en terme de renseignements, là on commence à entrer dans des zones grises, mais ce n’est pas une forme de belligérance. C’est ce que font actuellement les pays occidentaux, dont la France. Mais il y a une grande confidentialité.
La France intervient sur terre, en mer et dans les airs. Nous avons renforcé la présence que nous avions déjà par exemple dans la défense du ciel dans les pays Baltes, mais nous l’avons surtout développée en Roumanie, en Méditerranée orientale et dans un certain nombre de missions de police aérienne. Mais tout cela, dans le cadre de l’Otan pour la surveillance de ses territoires, et en aucun cas dans le cadre de l’aide à l’Ukraine. Il est important de maintenir cette distinction.
-
Des violations des droits de l’Homme qui auraient été commises par l’armée russe ont été signalées en Ukraine. Quel est le rôle de la Cour pénale internationale (CPI) ? Vladimir Poutine pourrait-il être jugé un jour? (Question de Bokhit Bichara Ahmat)
Il est très important de maintenir un lien avec le droit international publique et pénale. Il a le mérite d’exister et il est important de soutenir le droit de la guerre. L’idée de pouvoir archiver et documenter tous les crimes de guerre qui sont perpétrées par des forces armées lors d’un conflit est étroitement liée à cette notion d’État de droit. C’est aussi pour cela que l’on se bat, même si par exemple les États-Unis n’ont pas toujours joué le jeu vis-à-vis de la CPI.
En ce qui concerne le jugement de Vladimir Poutine, il me semble que la criminalisation de l’adversaire, c’est-à-dire sa transformation en ennemi peut alimenter une escalade. Séparer l’action des forces armées de la tête de l’État russe c’est compliqué, mais il faut faire attention à ne pas jeter d’huile sur le feu et continuer à maintenir un contact. Il y a un principe de réalité qui nous oblige à constater qu’il ne faut pas brûler tous les canaux de discussion que l’on peut avoir avec Vladimir Poutine.