La ville de Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine, est au centre de l’attention internationale depuis que le président du pays a évoqué le risque d’occupation russe. Une déclaration critiquée par de nombreux habitants, qui craignent une intensification des opérations de déstabilisations plutôt qu’une invasion de tanks. Reportage.
Le ballet matinal devant l’école primaire d’Alekseevka, à Kharkiv, ressemble à celui qui se déroule quotidiennement dans le reste du monde. À une différence près : à -10 degrés Celsius, les poussettes laissent place aux luges et autres mini-traîneaux pour transporter les plus jeunes sur les chemins gelés.
Mais, en ce 27 janvier, c’est surtout l’épidémie de fausses alertes à la bombe contre des dizaines d’établissements scolaires à travers le pays qui jette un froid parmi les parents d’élèves. Alekseevka n’y a pas échappé : trois jours plus tôt, les élèves ont dû être évacués pendant que des policiers et des démineurs ratissaient le bâtiment à la recherche d’explosifs.
“L’enseignant m’a appelée pour me dire que l’évacuation n’était pas un exercice parce que le SBU (service de renseignement ukrainien) avait reçu un message anonyme comme quoi l’école avait été piégée”, se remémore ainsi Yuliya, après avoir déposé son petit garçon.
“Il n’y a pas eu de panique et mon fils de sept ans n’a pas eu peur, il était juste inquiet d’avoir laissé son sac à l’école. Mais moi, j’ai peur car la police n’arrive jamais à retrouver [les auteurs de ces menaces] malgré leurs moyens techniques”, confie t-elle à France 24, le visage fermé. La mère de famille est d’autant plus perturbée qu’elle a appris, par les médias, que toutes les écoles dans la ville de Zaporijia, 250 km plus au sud, avaient été touchées par des fausses alertes à la même heure.
Ce type de menace diffuse alourdit le climat à Kharkiv, une métropole de 1,5 million d’habitants située à seulement une quarantaine de kilomètres de la Russie. En raison de son histoire et de sa population largement russophone, la ville est une cible toute désignée pour son envahissant voisin. La déclaration du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, affirmant que l’armée russe pourrait tenter de s’emparer de Kharkiv, le 20 janvier dernier, a encore fait monter d’un cran la tension.
“C’est stupide de la part du président de dire des choses comme ça parce que ça ne peut que générer de la panique, et c’est justement la panique qui rendrait plus facile l’invasion de l’Ukraine”, réagit Sergei Godz, un autre parent d’élève venu déposer son fils à l’école d’Alekseevka.
Pression psychologique et déstabilisation
C’est un refrain régulier à Kharkiv. Les habitants déplorent la récente tendance à se concentrer sur le caractère massif du déploiement militaire russe, qui empêche de se focaliser sur l’essentiel : une guerre psychologique incessante. Loin des scénarios impliquant un “Blitzkrieg” à l’ancienne – déluge de feu, déferlement de tanks, invasion terrestre – les responsables et universitaires locaux craignent plutôt une intensification des opérations de déstabilisation.
“Aujourd’hui, la menace la plus importante, ce sont les attaques terroristes. C’est quelque chose qu’ils ont déjà fait. Depuis 2014, il y a eu une dizaine d’attaques déjouées par les services de sécurité – et deux qui ont réussi”, explique à France 24 la Dr Yuliya Bidenko, professeure à l’Université nationale Karazin de Kharkiv. Elle cite également les cyberattaques, l’augmentation de la puissance de diffusion des émetteurs TV côté russe en 2017, ou encore les fausses alertes contre les hôpitaux et les écoles comme autant d’éléments de cette stratégie russe.
“La recrudescence des alertes à la bombe est clairement liée aux tensions internationales. Dans le passé, les messages anonymes qui ont pu être tracés avaient été envoyés depuis la Russie ou les territoires tenus par les séparatistes dans le Donbass”, renchérit Dmytro Bukhlard, élu de la municipalité de Kharkiv et directeur du Centre anticorruption de Kharkiv.
“Les Russes essaient de déstabiliser le pays et de provoquer le chaos. Cela a malheureusement déjà des effets sur l’économie, on le voit avec la baisse de la valeur de la monnaie nationale ou la décision de certaines entreprises de technologie de délocaliser leur personnel dans l’ouest de l’Ukraine ou en Pologne”, ajoute le responsable.
“Personne ne veut devenir Russe”
À l’est du centre-ville, le marché de Barabashovo – l’un des plus importants d’Europe orientale – continue à souffrir de ces tensions géopolitiques. Plusieurs boutiques avaient l’air fermées le jour où France 24 s’est rendue dans ce dédale de 75 hectares, qui bénéficiait autrefois de sa localisation sur la route commerciale entre l’Ukraine et la Russie.
“J’ai dû prendre un second boulot dans l’entreprise de mon fils pour garder mon niveau de vie car l’activité ici a beaucoup diminué depuis 2017. Avant, près de la moitié des acheteurs venaient de Russie, de Donetsk, et de Louhansk. Maintenant, ils ne peuvent plus venir facilement et ils doivent emprunter des moyens détournés”, affirme Piotr Pereborshikov, vendeur dans une boutique de sacs à main. “Tout le monde ici veut avoir des échanges économiques avec la Russie… mais personne ne veut devenir Russe”.
Kharkiv symbolise, mieux que tout autre ville, le fossé qui s’est creusé entre l’Ukraine et la Russie depuis le déclenchement du conflit avec les séparatistes au Donbass en 2014. L’afflux soudain de 300 000 personnes fuyant ces territoires ravagés par la guerre avait alors montré aux habitants les risques d’une sécession, selon la professeure Yuliya Bidenko.
“Toutes ces menaces sont peut-être nouvelles pour les gens à Kiev ou Lviv. Mais ici, on habite à 40 kilomètres de la frontière russe et, depuis 2014, on sait qu’on pourrait être les prochains”, précise l’universitaire.
Cette résilience est visible dans les rues de Kharkiv, où la vie poursuit son cours. Il n’y a pas de déploiement sécuritaire particulier en ville, tandis que les bars et cafés font le plein. Surtout, même s’ils reconnaissent une certaine anxiété, les habitants soulignent toujours qu’ils ne partagent pas l’alarmisme généré par la guerre des nerfs entre la Russie et les Occidentaux.
Finalement, la pression psychologique russe et les récents déploiements militaires n’ont fait qu’augmenter la méfiance à l’égard de Moscou – y compris de la part de russophones traditionnellement enclins à soutenir leur grand voisin.
“Les habitants de Kharkiv sont beaucoup plus conscients des risques aujourd’hui qu’en 2014. Le scénario où l’on voit des groupes de babouchkas se rassembler pour pleurer et demander l’aide de Poutine ne fonctionnerait plus car les gens, y compris la plupart des électeurs de l’opposition pro-russe, ne veulent plus de ça”, affirme ainsi la professeure Yuliya Bidenko. En quelque sorte, on peut dire merci à monsieur Poutine de nous avoir unifiés”.