Alors que l’Union européenne a décidé lundi de nouvelles sanctions contre la Biélorussie, accusée par l’UE d’avoir orchestré la crise migratoire en cours à sa frontière avec la Pologne, Varsovie s’apprête à construire un mur anti-migrants en décembre. En durcissant sa politique hostile aux migrants, la Pologne utilise les divisions internes en Europe sur la question migratoire pour servir ses intérêts nationaux, explique le politologue et historien Jean-Yves Potel.
Les chefs de la diplomatie des pays de l’Union européenne ont décidé, lundi 15 novembre, de nouvelles sanctions contre la Biélorussie. L’Union européenne accuse Minsk d’avoir organisé l’arrivée, depuis le mois d’août, de milliers de migrants à ses frontières avec la Biélorussie, notamment en Pologne.
Pour contenir cette arrivée de migrants, la Pologne a annoncé lundi la construction d’un mur à sa frontière avec la Biélorussie début décembre. Pour l’heure, une clôture en fils barbelés coupants a été érigée à la frontière. Les autorités ont également mobilisé des policiers, des garde-frontières et des milliers de soldats. Le pays refuse l’aide de Frontex, l’agence de surveillance des frontières de l’Union européenne, dont le siège est pourtant à Varsovie. Les migrants qui parviennent à franchir la frontière sont renvoyés en Biélorussie, qui les refoule à son tour. Le 22 octobre dernier, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) a fustigé ces renvois forcés, affirmant qu’ils “constituent une violation du droit international”, et a appelé la Biélorussie et la Pologne, “à donner accès à l’asile aux personnes qui le demandent à leurs frontières”.
Cette déclaration fait suite à la validation, jeudi 14 octobre, par le Parlement polonais, d’un amendement à la loi nationale sur les étrangers qui légalise la pratique controversée de refoulement à la frontière. Cette mesure contraint les étrangers arrêtés à la frontière juste après l’avoir franchie illégalement de quitter le sol polonais et les interdit d’entrer en Pologne et dans la zone Schengen pendant une période allant “de six mois à trois ans”. Varsovie s’octroie également le droit “de laisser sans examen” toute demande de protection internationale déposée par un étranger interpellé immédiatement après le passage illégal de la frontière, à moins qu’il soit arrivé directement d’un territoire “où sa vie et sa liberté sont menacées”.
Puisque ces migrants sont arrivés légalement en Biélorussie, en avion, munis de visas, les autorités polonaises considèrent qu’ils ne peuvent pas bénéficier de cette protection. Le 2 novembre, la Pologne a aussi instauré l’état d’urgence le long de sa frontière. Cette décision est critiquée par de nombreuses ONG car elle les empêche de venir en aide aux migrants et interdit l’accès à tous les non-résidents, y compris les journalistes.
Contacté par France 24, Jean-Yves Potel, historien et politologue spécialiste de l’Europe centrale, analyse la position de la Pologne, dirigée par le parti conservateur et nationaliste Droit et Justice (PiS), dans cette crise migratoire.
Pourquoi la Pologne refuse-t-elle l’intervention des garde-frontières de Frontex ?
Le gouvernement polonais est dans une situation délicate avec l’Union européenne et dans son pays, notamment depuis sa réforme de la justice [jugée par la Cour de justice de l’UE incompatible avec la législation européenne NDLR] et les manifestations après la nouvelle loi anti-avortement [le Tribunal constitutionnel polonais a interdit toute IVG sauf en cas de viol ou d’inceste ou lorsque la vie de la mère est en danger, NDLR]. Alors en jouant sur cette crise migratoire, le gouvernement a réussi à gagner quelques points dans les sondages car l’opinion publique a peur.
Les autorités polonaises ont réagi “à la Trump”, en débarquant à la frontière avec des milliers d’hommes face à quelques centaines de migrants, dont des femmes et des enfants. Le Premier ministre polonais a fait des discours, habillé en militaire, à la frontière en disant qu’il allait sauver la Pologne et l’Europe. Des idéologues proches du gouvernement ont déclaré que cette crise rappelait la guerre russo-polonaise de 1920. Le gouvernement utilise cette crise migratoire comme une aubaine pour essayer de jouer l’unité nationale, avec un discours qui affirme que la Pologne est en danger face aux Russes et à l’Union européenne.
La présence de Frontex aurait des conséquences ennuyeuses pour le gouvernement polonais. Cela signifierait que les autorités seraient contraintes d’ouvrir la frontière et de faire rentrer les migrants car, en théorie, la mission de Frontex est d’identifier les demandes d’asile légitimes et de renvoyer les migrants qui n’en ont pas. Il faudrait ensuite se coordonner avec les autres États membres pour répartir les migrants dans l’UE. Mais la Pologne refuse ce scénario car elle ne veut absolument pas avoir l’appui de l’UE, faire marche arrière et donc remettre en cause son discours ultranationaliste.
La Pologne peut-elle être contrainte de revenir sur l’amendement de la loi sur l’immigration ?
La Pologne peut avoir la Cour européenne des droits de l’Homme sur le dos, à cause de cette décision [d’autoriser les refoulements], qui est contraire au droit international [notamment à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés signée par la Pologne et la Biélorussie, NDLR]. Le gouvernement polonais est pris dans un piège : il va être obligé de reculer et de laisser Frontex intervenir, mais probablement pas à court terme.
L’Union européenne fait-elle assez pression sur la Pologne pour qu’elle respecte la Convention de Genève ?
L’Union européenne agit mais elle est un peu trop conciliante avec les autorités polonaises sur la situation des migrants, notamment parce que, sur cette question, les pays membres sont divisés. Sur le financement de murs par le budget européen par exemple, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et le président du Conseil européen, Charles Michel, ne sont pas d’accord. C’est un couac européen qui renvoie à des questions internes. Une dizaine de pays européens sont beaucoup plus alignés que d’autres sur la position de la Pologne.
En dehors du nombre élevé de migrants qui tentent d’entrer en Pologne par la Biélorussie, pourquoi la situation se tend-elle particulièrement à la frontière avec la Pologne et non avec la Lituanie et la Lettonie, qui font également face à une vague migratoire ?
Contrairement à la Pologne, l’intervention de Frontex change la donne en Lituanie [et en Lettonie]. Il y aussi l’hypothèse qu’Alexandre Loukachenko utilise ces migrants en Europe de l’Est contre la Pologne et la Lituanie, qui hébergent la direction de l’opposition intérieure biélorusse. Car ces dirigeants de l’opposition au dictateur biélorusse qui sont réfugiés dans ces deux pays sont très organisés, communiquent via les réseaux sociaux, ont des porte-paroles officiels et rencontrent des chefs d’État (…), ce qui gêne le régime de Minsk.