Après l’onde de choc provoquée par le rapport Sauvé, se pose désormais la question de mesures de “réparation” qu’attendent les victimes, qu’elles soient symboliques ou financières. Quelles réponses entend donner l’Église aux demandes des milliers de personnes agressées sexuellement par des prêtres en France ? Explications.
Depuis les années 1950, 216 000 enfants ont été abusés sexuellement par des prêtres, religieux et religieuses. Ils sont 330 000, si l’on ajoute les personnes agressées par des laïcs travaillant dans les institutions de l’Église catholique. Ces chiffres vertigineux ont été dévoilés mardi 5 octobre, après deux ans et demi de travail, par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase).
Au lendemain du choc provoqué par cet état des lieux accablant du “système” de pédocriminalité à l’œuvre au sein de l’Église catholique, se pose désormais la question des mesures de réparation pour les victimes. Dans son rapport de 2 500 pages, la commission évoque plusieurs pistes. Parmi elles, des mesures hautement symboliques mais aussi une indemnisation financière.
“Reconnaître : la première étape”
“Ce que les victimes réclament avant tout, c’est une reconnaissance officielle des faits de la part de l’Église”, insiste d’abord Didier Ferriot, coordinateur du Collectif indépendant des victimes des abus sexuels dans l’Église, contacté par France 24. “Pour certaines d’entre elles, c’est même la seule chose qu’elles veulent. Elles ne demandent aucune réparation spécifique sinon qu’on reconnaisse ce qu’elles ont vécu et leur statut de victimes.”
C’est le cas de Christian Dubreuil, ancien haut-fonctionnaire, agressé à l’âge de 11 et 12 ans par un prêtre du diocèse de Lyon, auditionné par la Commission Sauvé. “Pour moi”, assure-t-il à l’AFP, “l’essentiel est de recevoir une lettre de l’Église reconnaissant qu’un crime sexuel a été commis contre moi.”
“La reconnaissance des faits est la première étape à ce processus de réparation“, abonde soeur Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref), auprès de France 24. “Cela est d’autant plus important que, pour de nombreuses personnes, les faits sont aujourd’hui prescrits et ne seront jamais présentés devant un tribunal.”
Le mouvement semble d’ores et déjà amorcé. Depuis la publication du rapport, les réactions se multiplient dans le corps ecclésiastique. Mercredi, le pape François a ainsi exprimé “sa honte” et appelé “les catholiques français à assumer leurs responsabilités pour que l’Église soit une maison sûre pour tous”. De leur côté, les évêques français multiplient les réactions. Le président de la Conférence des évêques de France (CEF), Mgr Éric de Moulins-Beaufort, a ainsi demandé “pardon” dans un communiqué.
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Une approche individuelle
Le rapport émet aussi des recommandations quant à l’épineuse question d’une indemnisation financière. Il propose un dispositif clair : indemniser les victimes de façon individuelle plutôt que via un forfait unique, en passant par une commission indépendante et sans passer par les dons des fidèles.
Pour Didier Ferriot, cette approche individuelle est primordiale. “Certaines victimes, malgré ce qu’elles ont vécu, ont réussi à s’insérer dans la vie active, à avoir une vie sociale et à en s’en sortir. Mais d’autres ont vraiment été abîmées. Aujourd’hui, elles vivent en situation de précarité et sont totalement isolées socialement”, explique-t-il. “C’est pour cela que seule une approche individuelle, au cas par cas, peut se justifier.”
“Certaines des victimes nous ont parlé d’argent, mais pas toutes. Certaines ont parlé d’argent pour des victimes qu’elles connaissaient. D’autres ont eu une approche plus symbolique”, poursuit sœur Véronique Margron. “Les besoins diffèrent d’une personne à l’autre. C’est pour cela qu’il est indispensable de faire du cas par cas.”
L’épineuse question de l’indemnisation financière
Mais comment indemniser ces victimes ? En mars 2021, avant même les conclusions de la commission Sauvé, la Conférence des évêques de France (CEF) avait annoncé la création d’un fonds de dotation spécifique. “Ce fonds sera alimenté par les évêques, prêtres et fidèles qui le souhaitent”, explique auprès de France 24 Karine Dalle, secrétaire générale adjointe et directrice de la communication de la CEF.
Premier problème, l’ambition initiale était de récolter 5 millions d’euros à destination de ce fonds. Face à l’ampleur du phénomène, ce montant pourrait être largement sous-évalué. “Le chemin qui s’ouvre devant nous est abyssal. En fait, aujourd’hui, il faudra peut-être compter en centaines de millions d’euros”, réagit ainsi au micro de France info l’archevêque de Strasbourg, Mgr Luc Ravel.
Second problème : alors que ce fonds, tel qu’il a été mis en place, dépend de dons, le rapport du Ciase préconise que ces indemnisations soient financées “à partir du patrimoine des agresseurs et de l’Église de France”. En d’autres termes, ce serait aux diocèses, seuls, de mettre la main à la poche.
“Le problème, c’est que l’Église ne vit que grâce à des dons. Ce sont toutes nos ressources”, réagit Karine Dalle. “Sans compter que nous ne faisons pas ce que nous voulons”, poursuit-elle. “Selon la loi, les dons des fidèles ne peuvent être utilisés qu’à des fins de culte. On ne peut donc pas piocher dedans comme bon nous semble pour financer ces indemnisations. C’est d’ailleurs pour cela que nous avions créé ce fonds spécifique.”
“Cela vaut aussi pour nos biens immobiliers. On ne peut pas vendre un bien qui nous aurait été donné à des fins de culte pour indemniser les victimes”, insiste-t-elle.
Le problème est d’autant plus complexe que la somme à rassembler paraît extrêmement difficile à quantifier. Beaucoup de questions restent en suspens : combien de victimes se manifesteront ? Combien réclameront une indemnisation ? Quel montant faudra-t-il allouer ?
De son côté, la Conférence des religieux et des religieuses de France avait préféré attendre le rendu du rapport Sauvé avant de se prononcer. “Je proposerai, lors de notre Assemblée générale, à Lourdes, début novembre, que ce soit l’institution dont dépend l’agresseur qui soit chargée d’indemniser la victime”, annonce soeur Véronique Margron.
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Vers la construction d’un mémorial ?
Enfin, si la question de l’indemnisation financière est au centre de l’attention, d’autres projets, d’ordre symbolique, ont été mis en avant par les associations de victimes. Parmi eux, des cérémonies publiques, des célébrations liturgiques ou encore un mémorial.
“Depuis plusieurs mois, on réfléchit effectivement, avec les associations, à la création d’un mémorial”, explique sœur Véronique Margron. “Pour le moment, le projet n’en est qu’à ses prémisses. On a évoqué une œuvre d’art ou un lieu d’exposition et de conférence… Peut-être à Lourdes. Rien n’est tranché”, détaille-t-elle.
Quant à l’organisation de cérémonies ou de messes, la présidente de la Congrégation se montre plus dubitative. “Organiser une grande messe, l’Église catholique fait ça très bien, c’est presque trop facile”, rit-elle. “Il est très important d’organiser un moment collectif. Mais il doit être largement réfléchi et, surtout, il ne peut pas se suffire à lui-même.”
“Mais le processus de réparation ne sera complet que lorsque l’Église aura procédé à une refonte profonde de son système et que l’on pourra assurer aux victimes que ces faits ne se reproduiront plus”, juge sœur Véronique Margron.
“Pour cela, il faut se pencher sur la formation des ecclésiastiques, sur la question du secret de la confession, sur la coordination avec la justice ou encore sur la théologie elle-même”, poursuit-elle. “Cela ne pourra se faire que dans le temps long.”
Autant de chantiers que doivent discuter la Conférence des religieux et religieuses de France et la Conférence des évêques de France avant leurs réunions respectives à Lourdes, en novembre.
“Les victimes ne veulent plus de paroles, elles veulent des choses concrètes, des actes”, conclut de son côté Didier Ferriot. “Et la première chose à faire sera de valider les différentes recommandations du rapport.”