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Babi Yar : “Le premier grand massacre de la Shoah par balles”

Les 29 et 30 septembre 1941, plus de 33 000 juifs étaient exécutés dans le ravin de Babi Yar, près de Kiev. Il s’agit de l’un des plus importants meurtres de masse perpétrés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Quatre-vingt ans après, les autorités ukrainiennes ont enfin lancé un projet de mémorial sur ce lieu d’horreur.

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“Un policier m’a dit de me déshabiller et m’a poussée au bord de la fosse où un autre groupe attendait son destin. Mais avant que la fusillade ne commence, j’ai eu tellement peur que je suis tombée dans la fosse. Je suis tombée sur les morts. Au début, je ne comprenais rien : où étais-je ? Comment étais-je arrivée là ? J’ai cru devenir folle. L’exécution continuait et les gens tombaient toujours. J’ai retrouvé mes esprits et j’ai tout compris. J’ai palpé mes bras, mes jambes, mon ventre, ma tête. Je n’étais même pas blessée. J’ai fait semblant d’être morte. Je me trouvais au-dessus de gens tués ou blessés. Certains respiraient, d’autres gémissaient. Soudain, j’ai entendu un enfant crier ‘Maman’. On aurait dit ma petite fille. J’ai fondu en larmes.”

En janvier 1946, Dina Pronicheva témoigne à la barre d’un tribunal de Kiev, en Ukraine. Elle est l’une des rares survivantes du massacre de Babi Yar. Face à quinze membres de la police allemande placés dans le box des accusés, elle raconte comment elle a réussi à s’extraire des cadavres et à échapper à l’une des pires exécutions de masse de la Seconde Guerre mondiale

Dina Pronicheva à la barre des témoins le 24 janvier 1946 dans un procès pour des crimes de guerre de 15 membres de la police allemande responsable pour la région occupée de Kiev.
Dina Pronicheva à la barre des témoins le 24 janvier 1946 dans un procès pour des crimes de guerre de 15 membres de la police allemande responsable pour la région occupée de Kiev. © Wikimedia/USHMM Photo Archives

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Un peu plus de quatre ans plus tôt, le 19 septembre 1941, Kiev tombe aux mains de l’armée allemande. Près de 100 000 juifs ont réussi à fuir la cité ukrainienne. Pour ceux qui restent, c’est le début du cauchemar. Alors que des explosions ont lieu dans la ville, les autorités d’occupation décident en représailles d’exterminer les juifs de la ville. Ces derniers sont invités à se présenter le 29 septembre près d’une station de train, à la lisière de Kiev, afin d’être “réinstallés” ailleurs. Des affiches sont placardées. Les récalcitrants sont menacés de mort. C’est un piège.

Le 28 septembre, un communiqué, en russe, ukrainien et allemand, ordonne à tous les Juifs de Kiev et des environs de se présenter le lendemain, jour de Yom Kippour "munis de leurs papiers d’identité, d’argent, de leurs objets de valeurs, ainsi que de vêtements chauds, de linge, etc".
Le 28 septembre, un communiqué, en russe, ukrainien et allemand, ordonne à tous les Juifs de Kiev et des environs de se présenter le lendemain, jour de Yom Kippour “munis de leurs papiers d’identité, d’argent, de leurs objets de valeurs, ainsi que de vêtements chauds, de linge, etc”. © Wikimedia

Nombre d’entre eux se rendent à cette convocation. Un triste défilé commence. L’ingénieur ukrainien Fedir Pihido, cité par l’historien néerlandais Karel Berkhoff dans son livre “Harvest of Despair – Life and Death in Ukraine under Nazi Rule” assiste à la scène : “Et les enfants – mon Dieu, il y avait tant d’enfants ! Tout cela marchait, chargé de bagages et d’enfants. Ici et là, des vieux, des malades qui n’avaient pas la force de se déplacer seuls, étaient transportés sur des chariots sans assistance, sans doute par des fils ou des filles. Certains pleuraient, d’autres cherchaient à consoler. La plupart marchaient, plongés en eux-mêmes, silencieux, l’air condamné. C’était un spectacle effroyable.”

“Il y a tout un cheminement”

Tous sont conduits vers Babi Yar, qui signifie “ravin de la vieille femme” ou “ravin de la grand-mère”. “C’était un réseau de fossés à l’extérieur de la ville. C’était un polygone de tir un peu excentré, à l’abri des regards. Des personnes y avaient déjà été fusillées par les troupes du NKVD soviétique auparavant”, décrit Boris Czerny, professeur de littérature et civilisation russe à l’université de Caen, spécialiste des mondes juifs d’Europe de l’Est. “Il y a tout un cheminement qui se fait à partir du lieu de rassemblement. On demande aux gens de prendre avec eux des objets qui leur semblent importants. Il y a ensuite un poste où ils doivent laisser leur pièce d’identité, un autre leur baluchon et enfin un dernier où ils doivent se déshabiller”, précise ce spécialiste.

Les victimes sont alors conduites par petits groupes dans le ravin. Des membres de l’Einsatzgruppe C – une unité mobile d’extermination –, assistés par deux régiments de police et des nationalistes ukrainiens, ouvrent le feu. Les tirs se poursuivent toute la journée et le lendemain. En deux jours, 33 771 victimes, principalement des juifs, sont assassinées, selon les rapports envoyés à Berlin par l’Einsatzgruppe C. “Cette tuerie a pu avoir lieu en très peu de temps car la plupart de ceux qui l’ont commise avaient déjà participé à des meurtres de masse. Ils étaient très coordonnés entre eux et secondés”, décrit l’historien Karel Berkhoff, professeur à l’Institut d’études sur la guerre, la Shoah et le génocide, basé à Amsterdam.

Un mois auparavant, 23 600 juifs de Kamenets-Podolski, une ville ukrainienne proche de la frontière hongroise, avaient subi le même sort. Mais Babi Yar marque un tournant par son ampleur et son déroulement. “Pour la première fois dans l’histoire, une grande ville européenne va perdre pratiquement toute sa population juive au cours d’un assassinat prémédité”, souligne Karel Berkhoff.

Pour son confrère Boris Czerny, cette date représente aussi “le premier grand massacre de ce qu’on va appeler la Shoah par balles, même s’il y en a eu d’autres avant. Il inaugure les massacres systématiques de la population juive dans des fossés. Il sert d’expérimentation dans la mise en place des suivants. Cette systématisation de la procédure va être reprise ensuite dans d’autres massacres qui ont eu lieu en Ukraine.” Entre 1941 et 1944, près d’un million et demi de juifs d’Ukraine seront assassinés. Près de 80 % d’entre eux le seront par balles.

Cette photo a été retrouvée sur le corps d'un officier nazi tué en Russie. Elle a été prise en 1942 lors d'une exécution dans le ravin de Babi Yar.
Cette photo a été retrouvée sur le corps d’un officier nazi tué en Russie. Elle a été prise en 1942 lors d’une exécution dans le ravin de Babi Yar. ASSOCIATED PRESS – Uncredited

À Babi Yar, les exécutions se poursuivent bien après septembre 1941. Près de 100 000 personnes y trouvent la mort tout au long de l’occupation : juifs, Polonais, Tsiganes, opposants aux nazis, malades mentaux, prisonniers de guerre, etc. Les nazis essayent d’effacer les traces. En 1943, des prisonniers soviétiques sont forcés à exhumer et incinérer les cadavres de Babi Yar. Eux-mêmes sont exécutés pour ne pas laisser de témoins.

Ce cliché datant de 1944 montre la découverte de corps dans le ravin de Babi Yar par l'armée rouge.
Ce cliché datant de 1944 montre la découverte de corps dans le ravin de Babi Yar par l’armée rouge. AP

Un long chemin pour rétablir la mémoire

Après la guerre, ce passé reste sous silence. Le ravin est une décharge sauvage à ciel ouvert, comme le raconte Boris Czerny : “Des objets des victimes remontaient à la surface, que venaient glaner les habitants de Kiev ou des gamins à la recherche d’objets en or.”  Rien n’est fait pour entretenir leur souvenir. Dans les années 1960, les autorités décident même de combler le lieu par un mélange d’eau et de boue. Le résultat est une catastrophe. Une des digues s’effondre entraînant un glissement de terrain qui fait des dizaines de morts.

En URSS, la singularité du massacre des juifs ne doit pas être mise en avant. Il faut montrer que le peuple soviétique a souffert dans son ensemble, sans distinction. En 1976, un premier monument est érigé mais il rend hommage sans beaucoup de précisions aux “citoyens de la ville de Kiev et [aux] prisonniers de guerre” tués à Babi Yar entre 1941 et 1943. “La principale raison était une notion antisémite selon laquelle les juifs avaient été et restaient des étrangers”, estime Karel Berkhoff. “Cet événement n’avait pas été effacé des mémoires, mais les commémorations étaient rares et restaient vagues sur l’origine des principales victimes.” En septembre 1991, une sculpture en forme de menora [un chandelier à sept branches, NDLR] est finalement inaugurée par la communauté juive.

Dans les années qui suivent, d’autres monuments prennent place dans l’ancien ravin devenu un parc ordinaire. Ils rendent hommage aux enfants massacrés, aux Tsiganes, à des prêtres ou encore à des patriotes ukrainiens. L’idée d’un mémorial consacré aux juifs émerge, mais rien n’avance. Il faut attendre 2016 pour que ce projet se concrétise. Mais là encore, la polémique enfle. Certains s’interrogent sur son financement. Des milliardaires russes ont mis la main au portefeuille, dont l’oligarque Mikhail Fridman, banquier de profession, fondateur du congrès juif russe, qui possède également les nationalités ukrainienne et israélienne. D’autres dénoncent un “Disneyland de la Shoah” en pointant du doigt l’idée du cinéaste russe controversé Ilya Khrzhanovsky qui envisageait, à l’aide de techniques vidéo et numériques, de mettre les visiteurs du futur musée dans la peau des bourreaux ou des victimes de Babi Yar.

“Rétablir l’histoire criminelle de ce lieu”

Ce concept a depuis été abandonné. L’accent a aujourd’hui été mis sur la création d’un musée, la modélisation des lieux du massacre et la collecte d’archives. Pour mener à bien cette mission, le prêtre français Patrick Desbois a notamment été nommé directeur du conseil académique du futur mémorial, qui doit être achevé d’ici 2026. À la tête de l’association Yahad-In Unum, il identifie depuis près d’une vingtaine d’années les sites d’extermination des juifs en Ukraine et collecte des témoignages. “J’ai accepté ce travail parce qu’ils faisaient enfin quelque chose. C’est la première fois qu’un site de fusillade va être ainsi préservé et mis en valeur avec un effort pour retrouver la liste des victimes”, explique le père Desbois. “Il faut établir aussi celle des tueurs car sinon c’est comme si c’était Babi Yar qui avait tué des juifs. Il faut rétablir l’histoire criminelle de ce lieu”, ajoute-t-il.


En enquêtant sur ces exécutions de masse, ce petit-fils de déporté a pu se rendre compte de l’effacement de ces événements : “Quand il y a un camp, des barbelés, des traces, quelque chose à voir comme à Auschwitz, les gens reviennent, mais quand il n’y a que des fosses communes, les gens ne reviennent pas. Dans l’histoire de l’humanité, lorsqu’on fusille des gens et qu’on les met dans des fosses, cela ne fait pas mémoire.” Depuis Babi Yar, des massacres au Cambodge, au Rwanda, dans les Balkans ou encore en Syrie ont reproduit les mêmes procédés que lors de la Shoah par balles. Pour le responsable de Yahad-In Unum, le futur mémorial n’est ainsi pas seulement tourné vers le passé, mais surtout vers l’avenir : “S’il y en a un aujourd’hui à Kiev, cela veut peut-être dire qu’il y en aura aussi un jour à Raqqa. C’est un signal pour ceux qui aujourd’hui font des assassinats de masse comme Daech ou Al-Qaïda. Il faut dire à ces tueurs : ‘on reviendra’.”

À l’automne 1943, l’écrivain Vassili Grossman, né en Ukraine dans une famille juive, a vent des massacres perpétrés dans sa région d’origine. Dans un article, alors qu’il est sans nouvelle de sa mère, il écrit : “Il n’y a pas de Juifs en Ukraine. Nulle part – Poltava, Kharkov, Kremenchoug, Borispol, Iagotine –, dans aucune grande ville, dans aucune des centaines de petites villes ou des milliers de villages, vous ne verrez les yeux noirs remplis de larmes, des petites filles ; vous n’entendrez la voix douloureuse d’une vieille femme ; vous ne verrez le visage sale d’un bébé affamé. Tout est silence. Tout est paisible. Tout un peuple a été sauvagement massacré.” Il est désormais temps de leur redonner la parole et un visage.

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