Depuis quelques semaines, Tarek Bitar, le magistrat libanais chargé d’enquêter sur la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, est au cœur d’une campagne de dénigrement et l’objet d’intenses pressions. Ces derniers jours, un cap a été franchi avec des menaces proférés par un haut-responsable du Hezbollah. Pour certains parmi les familles des victimes, ces menaces signifient que “son enquête pointe vers la bonne direction”.
Après les pressions politiques, les menaces ? Tarek Bitar, juge d’instruction près la Cour de justice dans l’affaire de la double explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, est engagé, depuis début juillet, dans un bras de fer avec la classe politique libanaise.
Cette dernière refuse toujours de lever les immunités de plusieurs anciens ministres et responsables sécuritaires qu’il souhaite interroger.
Alors que cette impasse politico-judiciaire paralyse l’enquête sur le cataclysme qui a fait 214 morts, selon le collectif des familles des victimes, près de 6 500 blessés et dévasté plusieurs quartiers de Beyrouth, une nouvelle étape a été franchie cette semaine après des menaces proférées à l’encontre du magistrat.
“Nous allons te déboulonner”
Précisément par un haut-responsable du Hezbollah, le puissant mouvement politico-militaire pro-iranien, alors que plusieurs personnalités politiques entretenant des liens étroits avec le parti de Hassan Nasrallah sont dans le viseur du juge.
“Nous en avons assez de toi. Nous irons jusqu’au bout avec les moyens légaux, et si cela ne fonctionne pas, nous allons te déboulonner”. Tel est le message qui aurait été envoyé, selon plusieurs médias libanais, par Wafic Safa, le chef de l’appareil sécuritaire du Hezbollah, et transmis au juge par l’intermédiaire d’un journaliste dont l’identité est restée secrète.
Des menaces confirmées, jeudi 23 septembre, par le juge Tarek Bitar, toujours selon plusieurs médias libanais, dans une lettre au procureur général près la Cour de cassation, le juge Ghassan Oueidate. Mardi, ce dernier avait demandé au magistrat chargé de l’enquête de rédiger un rapport sur ces menaces révélées en premier lieu sur Twitter par Edmond Sassine, un journaliste de la chaîne LBCI.
“Certains semblent paniquer en raison du travail sérieux que mène le juge Bitar, estime Antonella Hitti, sœur d’une victime, jointe au téléphone par France 24. Les menaces contre lui nous confortent dans l’idée qu’il fait du bon travail et que la boussole de son enquête pointe vers la bonne direction, c’est-à-dire vers ceux qui se cachent pour fuir leurs responsabilités et qui ont peur au point de faire l’impossible pour le démettre”.
Le 4 août 2020, son frère Najib Hitti, son cousin Charbel Hitti et son beau-frère Charbel Karam ont été tués dans le port de Beyrouth, où leur équipe de pompiers avait été envoyée quelques minutes avant les explosions.
Les familles des victimes, en quête de justice, évoquent à propos de Tarek Bitar un magistrat rigoureux soucieux de percer la vérité dans une affaire qu’il perçoit comme une mission.
“L’affaire de la double explosion au port de Beyrouth est sacrée, avait-il déclaré dans un rare entretien accordé au quotidien L’Orient-Le Jour, quelques jours après sa nomination à la tête de l’enquête, en février 2021. C’est désormais une mission dont je suis le garant. Nous avons un devoir envers les victimes de parvenir à la vérité”.
Et d’ajouter : “J’irai là où me mèneront la loi et le droit, rien ne m’arrêtera, je ne sais pas où me conduira l’enquête mais je ne la laisserai pas dévier”.
Un juge hermétique aux menaces et aux pressions
Décrit par les médias comme n’ayant aucune affiliation politique dans un pays gangrené par le clientélisme, Tarek Bitar est aux yeux des familles de victimes l’homme de la situation, celui qui peut sauver la face du système judiciaire.
Un système que ces dernières jugent comme trop dépendant d’une classe politique qui a refusé toute idée d’investigation internationale, alors que les rumeurs selon lesquelles le Hezbollah serait impliqué dans le stockage des tonnes de nitrate d’ammonium, à l’origine des explosions, circulent toujours au Liban.
“Nous avons rencontré le juge à plusieurs reprises, il est très à l’écoute et il nous a promis de faire le maximum, dans le cadre de la loi, pour parvenir à la vérité, confie Antonella Hitti. Nous avons entièrement confiance en lui et dans la justice qu’il incarne, personnellement à son niveau, alors que dans un pays aussi corrompu que le Liban, certains magistrats sont redevables à des partis politiques et sont loin de partager les principes de probité et d’impartialité affichés par Tarek Bitar”.
Originaire de la région du Akkar (au nord du Liban) et tenu en haute estime par ses compères, le juge âgé de 46 ans semble être hermétique aux menaces et aux pressions. Même lorsque c’est Hassan Nasrallah en personne qui s’en prend à lui, comme il l’avait fait dans un discours télévisé prononcé le 8 août. “L’enquête est politisée, avait notamment déclaré le Secrétaire général du Hezbollah. Soit il [le juge Tarek Bitar, NDLR] doit travailler […] de manière claire, soit la justice doit trouver un autre juge”.
“On sait que le chef du Hezbollah n’a pas pour habitude de prendre aussi souvent la parole, mais depuis que Tarek Bitar a été nommé, il a fait plusieurs discours dans lesquels il a pris pour cible le juge et son enquête, est-ce à dire qu’il est gêné par son travail ?”, s’interroge Antonella Hitti.
Nommé à la tête de cette enquête en février 2020, alors qu’il présidait la Cour criminelle depuis 2017, le juge Tarek Bitar n’est pas le premier magistrat à subir toutes sortes de pressions dans le cadre de cette affaire. Avant lui, le juge Fadi Sawan avait été chargé du même dossier, mais il a été récusé le 18 février après que la Cour de cassation a répondu favorablement à une demande déposée par deux anciens ministres qu’il avait inculpé pour négligence.
Tarek Bitar est pour l’instant toujours en place, et il est même passé à la vitesse supérieure cette semaine. Il a notamment lancé des poursuites à l’encontre des députés Ghazi Zeaïter, Ali el-Khalil et Nouhad Machnouk, appelés à comparaître les 30 septembre et 1er octobre. Il a également fixé au 4 octobre prochain la date d’une nouvelle audience pour l’ancien Premier ministre Hassane Diab, qui ne s’est pas présenté à son interrogatoire, prévu le 20 septembre, en raison d’un séjour aux États-Unis.
Pression populaire contre pression politique
Quelques jours avant les informations faisant état de menaces pesants sur sa personne, Tarek Bitar avait lancé, le 16 septembre, un mandat d’arrêt par contumace contre Youssef Fenianos, qui a refusé à plusieurs reprises d’être interrogé. Cet ancien ministre des Travaux publics et des Transports issu des Maradas – un parti politique allié au Hezbollah et proche du régime syrien – est poursuivi pour “intention présumée d’homicide, négligence et manquements”.
En réaction, les avocats de Youssef Fenianos ont présenté, mercredi, une plainte devant la Cour pénale de cassation afin de réclamer que l’instruction soit confiée à un autre juge que Tarek Bitar, accusé de “suspicion légitime”. De son côté, le ministre a dénoncé les “comportements déviants” du juge et estimé qu’il devrait normalement comparaître, en tant qu’ancien membre du gouvernement, devant la Haute cour.
“En tant que familles de victimes nous n’accusons personne, nous n’en avons pas le droit, mais certains semblent s’accuser eux-mêmes, car lorsque l’on n’a rien à se reprocher, on ne refuse pas de répondre à la convocation d’un juge”, persifle Antonella Hitti.
Reste à savoir qui a fait fuiter l’information sur les menaces du Hezbollah contre le juge. Est-ce une partie qui cherche à protéger Tarek Bitar en prenant à témoin l’opinion publique, où une partie qui veut prouver que tout est fait pour déloger de son poste le magistrat ?
Alors que les familles de victimes restent très mobilisées dans la rue et médiatiquement pour maintenir la pression, de leur côté, sur la classe politique, le nouveau ministre libanais de la Justice Henri Khoury a indiqué, jeudi 23 septembre, qu’il prendra toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection du juge.
“Si cet État faillit, géré par les mêmes partis qui menacent le juge et couvrent les suspects, se montre incapable de protéger le juge Bitar, alors nous sommes prêts, nous les familles de victimes, à nous relayer pour monter la garde en bas de chez lui et à lui servir de gardes du corps lors de ses déplacements”, conclut Antonella Hitti.