Des vidéos circulant sur le réseau social chinois Douyin montrent des employés de banque scannant le visage de personnes âgées dans un village de Chine, dans le but de leur permettre d’accéder à leur pension de retraite et à l’assurance maladie. L’utilisation de la reconnaissance faciale pour accéder à des services bancaires se banalise en Chine. Si elle n’est pas perçue de façon négative par les citoyens, elle suscite l’inquiétude de spécialistes quant à la protection des données.
Une femme âgée, installée dans un logis modeste, fait face à une tablette, tenue par un homme en chemise blanche qui scanne son visage. La tablette énonce des instructions en mandarin, répétées par les hommes en chemise dans un dialecte local des régions du centre-ouest de la Chine. Un autre homme est présent, muni d’une machine qui lit ce qui ressemble à une carte d’identité. Ces vidéos, publiées le 25 juin 2021, ont suscité l’inquiétude sur les réseaux sociaux, certains craignant que la reconnaissance faciale soit utilisée à des fins de surveillance.
Ces deux vidéos, publiées le 25 juin 2021, ont circulé sur les réseaux sociaux dans des groupes de défense des Ouïghours.
En observant attentivement ces images, on peut repérer quelques indices permettant de mieux comprendre ce qu’il se passe. L’appareil de lecture de carte d’identité tenu par l’homme au premier plan comporte le logo de l’entreprise Centerm. Il est aisé de retrouver sur son site le modèle de l’appareil, qui s’avère être un terminal de services bancaires. Sur l’écran du terminal apparaît un autre logo vert et rouge, celui de la Coopérative de crédit rural de Chine (Rural Credit Union of China, 农村信用合作社), une banque chinoise disposant de nombreuses filiales en Chine rurale.
Pourquoi des employés de banque viennent-ils scanner les visages de personnes âgées à leur domicile ? Avec l’aide de l’enquêteur amateur sur la Chine Pangar-Ban, nous avons pu retrouver une vidéo filmée quelques minutes avant ou après l’une des vidéos ci-dessus. Elle a été publiée le 22 juin 2021 sur le réseau social Douyin, équivalent de TikTok accessible en Chine. Elle a pour titre : “La sous-branche de Longxing propose un service de porte-à-porte pour recevoir les cartes pour les personnes âgées à mobilité réduite”. Dans une autre vidéo similaire publiée par le même utilisateur, lequel semble être un employé de la banque qui a participé au porte-à-porte, ce dernier précise qu’il s’agit de la carte de sécurité sociale. Elle donne notamment accès aux pensions de retraite, à l’assurance maladie et à l’assurance chômage.
La vidéo a été publiée sur le réseau social chinois Douyin le 22 juin 2021.
“Le risque est que les données peuvent être collectées et utilisées sans beaucoup d’obligations quant à la manière de les protéger”
Une économiste du développement qui a travaillé sur les fintech en Chine rurale et requiert l’anonymat a confirmé à la rédaction des Observateurs ce qu’il se passe dans la vidéo : l’un des hommes active la carte de sécurité sociale (bleue) en vérifiant la carte d’identité (grise), tandis que l’autre filme le visage du bénéficiaire, qui doit tourner la tête en suivant les instructions de la tablette pour montrer qu’il est bien une vraie personne.
Elle explique que l’utilisation de la reconnaissance faciale permet de surmonter les défis rencontrés pour étendre la sécurité sociale aux habitants des zones rurales de Chine :
La carte [de sécurité sociale, NDLR] contient des informations [sur le bénéficiaire, NDRL] et joue aussi un rôle financier, car elle donne accès à de l’argent. Pour bénéficier du service, il faut activer la carte dans une banque donnée. Cela peut s’avérer compliqué pour les personnes âgées ou pour ceux qui n’ont pas accès aux services bancaires.
Il est difficile pour les personnes âgées en milieu rural de maîtriser le processus [d’activation de la carte via la reconnaissance faciale, NDLR]. Mais ils ne se sentent pas forcément inquiets face à l’utilisation de cette technologie. Pour eux, il s’agit plutôt de ne pas passer à côté des avantages sociaux auxquels ils ont droit. De toute façon, tout ce qui a trait aux services bancaires en Chine nécessite désormais la reconnaissance faciale !
L’idée, pour le gouvernement, est d’essayer de faire fonctionner ce système de sécurité sociale pour tout le monde. S’il est connecté à la carte d’identité, aux informations bancaires, alors ce sera plus simple à gérer de manière digitale, plus fiable et plus facile à vérifier.
Selon une étude publiée le 26 mars 2021 dans Sage Journals, 67 % des internautes chinois interrogés sont plutôt d’accord ou fortement d’accord avec l’utilisation de la reconnaissance faciale, contre seulement 38 % des Allemands. Certains s’opposent cependant à cette pratique : en 2019, Guo Bing, un professeur de droit à Hangzhou, a poursuivi un zoo en justice pour son utilisation jugée excessive de la reconnaissance faciale et a obtenu gain de cause.
Pour Maya Wang, spécialiste de la Chine à Human Rights Watch, le principal risque associé à l’utilisation de la reconnaissance faciale par des acteurs non étatiques, comme les banques, concerne la protection des données :
Il n’est pas clair que les participants [dans la vidéo, NDLR] comprennent quelles informations sont collectées, ni comment elles sont utilisées. Le risque avec ces entités privées, c’est que les données peuvent être collectées et utilisées sans beaucoup d’obligations quant à la manière de les protéger, sans moyen d’empêcher que ces données ne soient partagées au-delà de l’utilisation pour laquelle elles ont été collectées à l’origine.
Il n’y a pas forcément de risques en matière de surveillance, car la police a déjà les photos des visages des citoyens, et bien plus de données encore. Mais, comme dans beaucoup de pays dans le monde, si une entité privée collecte mes données personnelles pour me fournir un service, je dois avoir le droit de savoir que ces informations seront utilisées uniquement pour me fournir ce service.
“Il n’y a pas de limites quant à la façon dont l’État peut utiliser les données personnelles”
La Cour suprême populaire de Chine s’est appuyée sur le cas de Guo Bing pour énoncer, le 28 juillet 2021, de nouveaux principes régulant l’utilisation de la reconnaissance faciale par les entités privées. Face à une reconnaissance demandée par une entité privée, le consentement des utilisateurs est désormais exigé, et une alternative doit être proposée en cas de refus.
Cette décision va dans le sens de la loi sur la protection des données personnelles, qui entend réguler la collecte des données par les entreprises privées en Chine à partir du 1er septembre 2021.
Mais pour Samantha Hoffman, qui étudie la collecte des données par les entreprises de la tech chinoises à l’Australian Strategic Policy Institute, le problème est que cette loi ne concerne pas l’utilisation de données personnelles par l’État :
Le projet de loi sur la protection des données personnelles pourra être efficace à un certain degré, mais le point le plus important est qu’il ne limite pas le pouvoir de l’État.
Cette loi renforce l’idée que le Parti préside la création du système chinois de protection des données et décide des standards techniques concernant la sécurité des données. Il place le concept de la protection des données dans le contexte de la sécurité d’État : l’idée est de protéger et d’étendre le pouvoir du Parti avant tout, y compris au détriment de la protection de la vie privée des individus.
La reconnaissance faciale est devenue courante dans la vie quotidienne en Chine : dans les centres commerciaux, les clients peuvent désormais payer en scannant leur visage. L’étendue de cette pratique inquiète Adam Ni, spécialiste de la Chine à l’université de Macquarie à Sydney, qui a confié à ce sujet à The Guardian : “L’État pourrait utiliser ces données pour ses propres raisons, par exemple pour la surveillance, le monitoring, le suivi de dissidents politiques, le contrôle social, le profilage ethnique.”
Aux États-Unis, l’utilisation de la reconnaissance faciale pour accéder à l’allocation chômage au Colorado, en Californie et dans l’État de New York a fait l’objet de vives critiques de la part des bénéficiaires quant à la protection de leurs données personnelles. Certains ont signalé de nombreux dysfonctionnements les privant de leurs avantages sociaux.
Amnesty International a lancé en janvier 2021 une campagne en vue d’interdire les systèmes de reconnaissance faciale dans le monde. “Ces systèmes sont une forme de surveillance de masse qui porte atteinte au droit à la vie privée”, affirme l’ONG dans un communiqué.