Le Bayern, une frégate militaire allemande, est parti, lundi, pour rejoindre la mer de Chine afin, officiellement, de défendre la “libre circulation maritime” dans la région. C’est une première en vingt ans pour l’Allemagne qui prend ainsi le risque de contrarier la Chine, son premier partenaire commercial.
Les plus de 230 membres de l’équipage de la frégate militaire allemande Bayern savent que leur voyage est historique. Ils ont même ouvert un compte Twitter pour l’occasion, début juillet, pour le documenter. On y trouve des smileys et autres emojis à foison pour illustrer les photos de préparatifs. Difficile de ne pas y voir une manière, pour la marine militaire allemande, d’essayer ainsi de dédramatiser l’une de ses missions les plus sensibles depuis des années.
Car le Bayern a quitté le port de Wilhelmshaven, lundi 2 août, pour rejoindre la mer de Chine. Pour sa première mission militaire en près de 20 ans, un navire de guerre allemand voguera donc dans des eaux diplomatiquement troubles.
Aux côtés des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni
La frégate allemande y rejoindra un contingent de navires militaires de différents pays de plus en plus nombreux, tous venus officiellement s’assurer que la navigation dans les eaux de mer de Chine demeure libre, malgré des revendications territoriales toujours plus pressantes de Pékin dans cette région. La première puissance asiatique a des vues sur toute une série d’îles et territoires, également revendiquées par d’autres pays de la région, comme l’Indonésie, le Japon ou encore les Philippines.
Les États-Unis – fer de lance de la stratégie pour contrer les ambitions chinoises dans cette région – y ont déployé à plusieurs reprises depuis le début de l’année des porte-avions. La France a envoyé, en février, un sous-marin à propulsion atomique, tandis que le Royaume-Uni va y mener dans les mois à venir des manœuvres maritimes militaires communes avec des navires de guerre américains et néerlandais.
Le Bayern s’y rend “pour défendre nos valeurs et intérêts”, a lancé Annegret Kramp-Karrenbauer, la ministre allemande de l’Intérieur, lors de son discours face aux marins de la frégate, lundi. Elle n’a pas cité la Chine, mais Pékin a dû se sentir visé par les déclarations de la ministre. Elle a, en effet, soutenu que le navire devait apporter son soutien aux “partenaires de l’Allemagne” en Asie – l’Australie, le Japon, la Corée du Sud – alors que “la liberté de circulation maritime est menacée” et que “certains” cherchent à imposer “des revendications territoriales en appliquant la loi du plus fort”.
La Chine a, d’ailleurs, vivement réagi. Le ministère des Affaires étrangères a mis l’Allemagne en garde, mardi, en demandant plus de “clarification sur les intentions du navire militaire allemand”, rapporte le quotidien hongkongais South China Morning Post.
Révolution diplomatique…
Pour Berlin, cette mission “est un premier pas important pour assumer davantage de responsabilités sur la scène internationale et pour se montrer plus conscient de son rôle dans l’application de la politique de sécurité européenne”, résume le quotidien allemand Tagesspiegel dans un éditorial.
Le simple fait de réussir à faire partir une frégate – le navire de guerre le plus puissant de l’arsenal maritime allemand – vers la mer de Chine représente déjà un exploit politique pour la ministre de l’Intérieur.
D’autres s’y sont cassé les dents, rappelle le Tagesspiegel. En 2010, le président allemand Horst Köhler a été poussé à la démission pour avoir simplement suggéré l’envoi de navires de guerre afin de “sécuriser les routes maritimes commerciales” importantes pour l’Allemagne, dont celles qui passent au large de la Chine. Tous les partis allemands et les médias avaient alors dénoncé des déclarations “bellicistes” incompatibles avec la tradition non-interventionniste de l’Allemagne depuis 1945.
Le départ du Bayern “montre à quel point la doctrine militaire allemande a évolué depuis cet épisode de 2010”, poursuit le Tagesspiegel. C’est d’autant plus révélateur qu’avec cette mission, le gouvernement prend le risque de froisser Pékin, “devenu son premier partenaire commercial”, rappelle le quotidien bavarois Süddeutsche Zeitung.
Renforcer les liens économiques entre la Chine et l’Allemagne a toujours été l’une des principales priorités à l’international de la chancelière Angela Merkel tout au long de ses quatre mandats, rappelle le South China Morning Post. “Le fait que l’Allemagne envoie une frégate militaire en mer de Chine alors qu’Angela Merkel est toujours en poste constitue un petit miracle”, ajoute Thorsten Benner, directeur du Global Public Policy Institute de Berlin, interrogé par le South China Morning Post.
… À petits pas
En ce sens, le voyage du Bayern constitue l’une des premières pages de l’ère diplomatique post-Merkel, puisque l’actuel chancelière ne se représentera pas lors des prochaines élections générales de septembre 2021. Un nouveau chapitre dans lequel Berlin choisirait plus clairement son camp aux côtés des États-Unis, note Arnaud Boehmann, un sinologue allemand dans une tribune publiée par le South China Morning Post.
Tout en ne se montrant pas trop ferme non plus à l’égard de la Chine. La mission de la frégate militaire allemande “ressemble à une tentative d’adapter au contexte asiatique la célèbre ‘ostpolitik’ [politique de l’Est] de Willy Brandt [chancelier allemand de 1969 à 1974] qui consistait à se montrer solidaire des puissances occidentales tout en tendant une main au rival, qu’il s’agisse des pays de l’Est à l’époque ou de la Chine aujourd’hui”, soulignent Moritz Brake et Sebastian Bruns, deux spécialistes de la stratégie maritime allemande, dans une note publiée par le Center for International Maritime Security, un cercle de réflexion américain sur les enjeux militaires maritimes.
Berlin s’est, en effet, engagé à ne pas faire naviguer le Bayern à moins de 12 milles marins (22 km) de toute île revendiquée par la Chine. En d’autres termes, “l’Allemagne se soumet de facto aux règles de Pékin en mer de Chine”, souligne Helena Legarda, spécialiste des questions de sécurité chinoise au Mercator Institute for China Studies de Berlin, interrogée par l’agence de presse allemand Deutsche Presse Agentur.
Le navire a aussi soumis une demande aux autorités chinoises pour faire une halte à Shanghai avant d’entrer en mer de Chine. “C’est une manière de montrer patte blanche diplomatique en demandant l’autorisation de passage à Pékin”, note Sun Keqin, chercheur à l’Institut chinois de relations internationales contemporaines, interrogé par le South China Morning Post. Une halte qui “pourrait donner l’impression que l’Allemagne reconnaît tacitement les revendications territoriales chinoises en mer de Chine au lieu de les contester”, analyse le Chatham House, l’institut britannique des relations internationales, dans un note publiée en mai 2021.
Le Bayern part donc pour une mission qui symbolise parfaitement les contradictions de l’Allemagne du XXIe siècle. C’est un pays plus sûr militairement et diplomatiquement, mais il ne veut pas le montrer trop ouvertement de peur de heurter sa sacro-sainte puissance économique.