Le trésor du patrimoine libanais et de la vie culturelle de Beyrouth revient à la vie, près d’un an après avoir été soufflé par les explosions du port de la capitale. Dans un contexte de crise économique aiguë, il tente de retrouver son lustre d’antan et espère rouvrir ses portes au public au printemps 2022.
Les explosions du 4 août 2020 survenues au port de Beyrouth, qui ont fait plus de 200 morts, plus de 6 500 blessés et dévasté plusieurs quartiers de la capitale libanaise, ont également ravagé le riche patrimoine culturel et architectural de la ville.
Un an après, de nombreuses maisons traditionnelles et de palais classés, ainsi que des centaines de bâtiments historiques, témoins d’un riche passé et déjà fragilisés durant la guerre civile (1975-1990), portent toujours les stigmates des explosions.
Parmi eux, le Musée d’art moderne Sursock, écrin de la vie culturelle beyrouthine ouvert en 1961, et situé à 800 mètres du port, dans une rue cossue du quartier d’Achrafieh, dans l’est de la capitale. Le 4 août, en quelques secondes, le somptueux palais aux influences vénitiennes, construit en 1912 et légué au monde culturel en 1952 par l’amateur d’art Nicolas Sursock, a été soufflé.
Quelques mois avant l’explosion, une exposition Picasso regroupant des œuvres estimées à 225 millions d’euros y était encore organisée, signe de la réputation et du prestige des lieux.
Le joyau de la vie culturelle libanaise
Sous une chaleur écrasante, Zeina Arida, la dynamique directrice du musée, observe avec une certaine émotion la façade immaculée de l’édifice au deux grands escaliers monumentaux, dont les splendides vitraux multicolores avaient été pulvérisés.
Depuis l’esplanade écrasée par le soleil beyrouthin, elle peut apercevoir, en protégeant ses yeux du soleil, deux ouvriers s’affairer au placement méticuleux des deux premiers vitraux. Fraîchement livrés, ils remplaceront des pans de protection bleus qui se comptent encore par dizaines.
Une première étape dans la restauration de l’édifice visible depuis l’extérieur. L’institution privée à but non lucratif, qui fêtera son 60e anniversaire en novembre, espère rouvrir ses portes au public, toujours gratuitement, au printemps 2022.
“Nous avons réussi à trouver les financements et à avancer dans les réparations et la reconstruction du musée dans un laps de temps très court, après avoir vu le fruit de notre travail être détruit en quelques secondes, explique Zeina Arida, présente avec des membres de son équipe lors de l’explosion qui a eu lieu dix minutes après la fermeture au public. Après le 4 août, nous avons mis deux mois à déblayer les débris et à faire le constat des dégâts pour pouvoir chiffrer les réparations, sécuriser les œuvres, le bâtiment pour que le personnel et les volontaires ne soient pas en danger”.
La direction a également lancé une campagne de dépoussiérage de tout le contenu de l’unique musée d’art contemporain de la capitale, où sont exposés, en temps normal, de nombreuses œuvres d’artistes libanais du début du XIXe siècle jusqu’aux années 2000, ainsi que des archives historiques et des artefacts islamiques rares. La poussière s’était engouffrée jusque dans les étages situés en sous-sol, où de grandes et solides portes coupe-feu ont également été soufflées.
“L’épaisse poussière qui a accompagné le souffle de l’explosion s’est déposée partout, y compris dans les réserves, sur tous les tableaux, toutes les œuvres d’art, les archives et les livres. Il a fallu abattre un travail titanesque, mené par plusieurs équipes de volontaires pendant près de 4 mois, pour en venir à bout”, se remémore Zeina Arida.
En plus des lourds dégâts matériels, 57 d’œuvres d’art ont été abîmées, dont un portrait de Nicolas Sursock, peint en 1930 par le Hollandais Kees van Dongen. Il sera restauré dans les prochains mois par le Centre Pompidou, à Paris, qui a proposé ses service dès le lendemain de l’explosion. La grande majorité des toiles a ressuscitée sur place, dans l’atelier du musée le mieux équipé du pays.
Un élan de solidarité international salvateur
Quelques minutes après les déflagrations, la directrice, à la tête du musée depuis 2014, ne pensait pas que ce phare de la culture libanaise pourrait se relever. “Je me souviens encore avoir entendu le son de la destruction du musée, confie-t-elle en parcourant un couloir du premier étage qui porte encore les marques de la tragédie. Un quart d’heure après l’explosion, j’étais très en colère et je pleurais en constatant l’étendue des dégâts, me disant que ça ne servirait à rien de tout reconstruire sur les mêmes bases instables dans ce pays”.
Et d’ajouter : “Mais après une nuit en état de choc, nous avons bénéficié dès le lendemain d’un formidable élan de solidarité nationale et internationale qui nous a donné le courage d’être au rendez-vous de nos responsabilités et de ne plus se poser de question afin de se mettre rapidement en action”.
Aucun représentant de l’État n’a proposé d’aide pour le musée Sursock, et aucune famille de victimes n’a reçu de visite officielle après l’explosion, assure Zeina Arida. “Cette explosion a été la manifestation physique de la corruption et de la violence dans laquelle la classe politique gouverne le Liban”, assène-t-elle.
La solidarité en question s’est manifestée par des aides internationales pour la reconstruction du musée et des propositions d’aide à la restauration des œuvres, dont une partie provient du ministère français de la Culture. Ce dernier a offert une aide d’un montant de 500 000 euros pour la restauration d’une partie des vitraux de la façade, ainsi qu’à la réhabilitation du premier étage de l’édifice, l’aile historique du bâtiment classé.
“Nous avons récolté jusqu’ici près de 2 millions d’euros, principalement grâce à l’aide de la France, une autre de la fondation franco-émirati Aliph [Alliance internationale pour la protection du patrimoine dans les zones de conflit], et enfin du gouvernement italien, via l’Unesco, qui a alloué un million d’euros dont une majeure partie sera consacrée à la reconstruction du bâtiment”, confie Elsa Hokayem, directrice adjointe du musée, venue elle aussi assister au placement des premiers vitraux de la façade.
Alors que l’évaluation globale des dégâts s’élève à 2,54 millions d’euros, selon la direction, le financement français a également permis de restaurer le célèbre salon arabe du musée et ses boiseries qui ont fait sa notoriété.
En poussant les majestueuses portes en bois menant à cette pièce emblématique situé au premier étage du musée, Zeina Arida soupire et esquisse un sourire que l’on devine sous son masque chirurgical. Une émotion partagée avec Elsa Hokayem, qui écarquille les yeux en balayant du regard la pièce.
“Cela peut paraître décalé par rapport à la réalité de la situation actuelle au Liban, mais il était très difficile de voir ce patrimoine, qui appartient à tous, et cette salle emblématique du musée détruits et couverts de poussière, confie Zeina Arida. Cela fait plaisir de voir le salon arabe en bien meilleur état”.
Plusieurs ouvriers s’activent derrière elles pour installer des vitraux dans cette pièce composée essentiellement de boiseries, sous l’œil expert de Camille Tarazi. Un architecte de formation issu d’une famille impliquée depuis cinq générations dans l’art oriental de Damas à Beyrouth en passant par Jérusalem et le Caire. Le savoir-faire de la célèbre maison Tarazi, entreprise familiale dont il a rejoint les rangs en 1997, est également visible dans les boiseries de la Résidence des Pins, bâtiment historique et siège actuel de l’ambassade de France à Beyrouth.
“Depuis le 4 août, j’ai un sentiment de rage et une volonté de vouloir tout remettre en place très vite pour que le patrimoine de Beyrouth, saccagé ce jour-là, et la mémoire du travail de plusieurs générations de ma famille et de bien d’autres artisans de pères en fils ne s’effacent pas”, explique-t-il, gardant un œil sur l’installation des vitraux.
“Nous avons eu la chance, en 2013, de restaurer le salon arabe du musée, et les vitraux d’origine étaient encore présents même s’ils avaient souffert durant la guerre civile libanaise. Mais tous nos efforts se sont volatilisés en quelques millièmes de secondes. Nous avons dû retrouver et trier autant que possible tous les débris jonchés au sol, ce qui nous a permis de remettre certaines pièces en place et de reconstituer les portes et les battants des fenêtres internes en bois”.
Les vitraux du salon, eux, n’ont pas survécu à l’explosion. Ils ont dû être refaits à l’identique à partir de dessins et des motifs récupérés au sol, non sans le soutien de Saint-Gobain, le groupe français spécialisé dans les matériaux de construction. L’entreprise a offert, en plus de matériaux de construction, le verre soufflé nécessaire pour refaire tous les vitraux du musée et de sa façade principale.
L’élégante boiserie orientale, dont des parties ont été endommagée par des éclats de verre et la projection des portes par le souffle de l’explosion, sera restaurée après la fin des travaux. “Miraculeusement, 75 % des boiseries ont survécu à cette explosion, grâce à la flexibilité des structures en bois”, souligne Camille Tarazi.
“Depuis le milieu du XIXe siècle, nous avons souvent fait des allers-retours en tant que famille d’ébénistes. Mais il était très difficile d’accepter d’avoir à revenir dans ces lieux après le 4 août, et aussi dans ce quartier, poursuit-il. Mais nous avons accepté de relever le défi et de montrer que nous sommes toujours là, malgré les hauts et les bas et des situations de plus en plus compliquées”.
L’histoire personnelle et familiale de cet architecte de 47 ans est finalement intimement liée à celle du patrimoine libanais, lui-même fréquemment violenté par la tumultueuse histoire du Liban.
Un musée et une équipe plombés par la crise économique
Un Liban marqué par une crise de gouvernance à l’origine d’une crise économique et financière qui touche l’ensemble des Libanais, dont les forces vives de l’équipe du musée.
Deux de ses membres, la directrice des collections partie s’installer en France, et l’attachée de communication, ont déjà quitté le pays en quête d’un avenir meilleur. “La crise économique actuelle pousse les gens à partir pour pouvoir subvenir à leurs besoins, sachant que le financement du musée, hors reconstruction, est en livres libanaises, explique Zeina Arida. Or, la valeur de nos salaires en livres libanaises a été divisée par dix”.
Le pouvoir d’achat des Libanais s’est effondré en moins de deux ans, la monnaie nationale a perdu plus de 90 % de sa valeur face au dollar, tandis que le pays du Cèdre vacille au gré de pénuries qui se succèdent semaine après semaine. Ces insuffisances menacent, concrètement, l’existence même des œuvres du musée.
“Nous avons atteint un stade supérieur de difficultés en raison de la crise économique, peste Zeina Arida. Alors que les prix s’affolent et que les pénuries menacent, nous devons, par exemple, assurer l’approvisionnement en fioul des générateurs, utilisés lors des coupures de courant quotidiennes, afin qu’ils continuent à alimenter la climatisation dans les réserves, vitale pour protéger toutes les œuvres stockées depuis l’explosion”.
Après des années de rationnement, la compagnie nationale Électricité du Liban (EDL) a quasiment cessé de fournir du courant ces dernières semaines. Le Liban, à court de devises étrangères, peine à importer suffisamment de fioul pour faire fonctionner ses centrales électriques, provoquant des coupures pouvant atteindre 23 heures par jour.
C’est dans ce contexte, à l’approche des commémorations, que le musée rendra hommage, au cours du mois, à deux victimes de l’explosion. “Le 4 août nous serons dans la rue avec les familles des victimes pour réclamer justice, notre place est à leurs côtés, précise Zeina Arida. Quelques jours plus tard, nous installerons une balançoire sur l’esplanade, en mémoire d’un petit garçon australien âgé de 2 ans, Isaac Oehlers, qui venait souvent au musée avec ses parents, et une très belle banquette conçue par Gaïa Fodoulian, décédée à 29 ans des suites de l’explosion, et dont la mère est une amie du musée”. Deux gestes qui iront droit au cœur des familles, alors que l’enquête sur les explosions du port est toujours en cours et peine à avancer.
“Un an après, beaucoup de choses ont changé au Liban, mais dans le mauvais sens. Le secteur culturel, qui contribue énormément à faire avancer la société et à faire rêver et réfléchir les Libanais, ne peut pas faire de miracle, conclut Zeina Arida en refermant les portes du salon arabe. Si le pays continue d’aller à la dérive, sans perspective et sans justice, le secteur culturel et ses acteurs glisseront eux aussi dans l’abîme”.