Depuis le 16 juillet, l’Unesco met à jour sa liste du Patrimoine mondial, qui assure aux sites classés une hausse du tourisme. Si Cordouan, dernier phare de mer habité de France, a été inscrit samedi sur la prestigieuse liste, d’autres sites sont au contraire menacés d’en être retirés ou de se retrouver classés au Patrimoine mondial en péril. Des décisions difficiles à prendre face aux ambitions des États, dans un contexte de concurrence mondiale autour de la reconnaissance du patrimoine.
Comme chaque année, le Comité du Patrimoine mondial de l’Unesco actualise sa liste des sites, paysages, monuments et villes inscrits au patrimoine de l’humanité. Ses membres sont, cette année, réunis en ligne depuis Fuzhou, en Chine, du 16 au 31 juillet. Depuis le début des discussions, les décisions sont annoncées au fur et à mesure qu’elles sont prises et mettent parfois dans l’embarras certaines villes ou certains pays, qui tiennent à défendre coûte que coûte le classement de leurs trésors au Patrimoine mondial.
Vendredi, l’Australie a ainsi évité que l’Unesco n’inscrive la Grande Barrière de corail parmi les sites du Patrimoine mondial en péril. Le Comité a cédé à la pression de Canberra en décidant de reporter cette décision. D’autres pays ont soutenu l’Australie, comme la Chine, la Russie ou l’Arabie saoudite. Ces derniers ont estimé que le pays devait disposer de plus de temps pour faire le point sur ses efforts de conservation de la Grande Barrière.
Inscrite en 1981 au Patrimoine mondial, la Grande Barrière de corail, située au nord-est du littoral australien, se dégrade au fil des ans malgré les efforts du gouvernement local. Les scientifiques s’inquiètent des épisodes successifs de blanchissement des coraux provoqués par le réchauffement climatique. Ce phénomène menace la vie de 400 espèces de coraux de la Grande Barrière mais aussi le reste de sa biodiversité, soit pas moins de 1 500 espèces de poissons et 4 000 autres de mollusques.
L’agence des Nations unies avait donc publié en juin les préconisations de ses experts et organismes consultatifs suggérant que cet écosystème soit rangé sur la liste des sites “en péril” du fait de sa détérioration.
Éviter une baisse du tourisme
L’inscription sur la liste du Patrimoine mondial en péril n’est cependant “pas une punition”, assure l’Unesco, même si elle peut être perçue “comme un déshonneur”. “Cela permet de signaler la nécessité d’une coopération internationale et d’un financement correspondant pour prévenir la destruction d’un site ou d’un monument”, explique à France 24 Xavier Greffe, économiste et professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialisé dans les questions de patrimoine et de culture. Selon l’Unesco, le passage à ce statut permet d’’accorder immédiatement au bien menacé une assistance dans le cadre du Fonds du patrimoine mondial”.
Mais l’Australie voit cette inscription d’un mauvais œil. Le pays redoutait, avec ce nouveau label, une baisse de l’attrait touristique de la Grande Barrière de corail, qui génère 4,8 milliards de dollars de revenus pour le secteur touristique australien. “C’est une menace pour le tourisme international et l’attractivité de certains investissements car les pays sont tous en concurrence sur le plan patrimonial”, analyse Xavier Greffe.
“Il s’agit aussi pour l’Australie de ne pas s’attirer les foudres de l’Unesco étant donné la pollution de ses littoraux”, ajoute Emmanuel Lincot, professeur à l’Institut catholique de Paris et chercheur associé à l’Iris, contacté par France 24. En juin, l’Unesco accusait déjà l’Australie de n’avoir pas atteint ses objectifs en termes de qualité de l’eau et s’en prenait au mauvais bilan australien en matière climatique.
À l’autre bout du monde, Venise connaît une problématique similaire. Jeudi, la ville italienne a échappé in extremis à son inscription sur la liste du Patrimoine mondial en péril grâce à une annonce de dernière minute du gouvernement. L’Italie a en effet déclaré que dès le 1er août, les grands navires de croisière ne pourront plus pénétrer au cœur de la lagune. Mais en échange, elle doit rendre des comptes : elle a jusqu’au 1er décembre 2022 pour prouver les efforts réalisés afin de préserver l’écosystème et le patrimoine historique exceptionnels de Venise.
La protection du patrimoine, enjeu stratégique
Si l’Unesco menace d’inscrire certains sites ou certaines villes sur la liste du Patrimoine mondial en péril, l’organisme va parfois plus loin. L’Unesco a ainsi retiré mercredi Liverpool de sa liste des sites classés au Patrimoine mondial en raison du surdéveloppement de ce port anglais emblématique de l’ère industrielle. Une décision aussi sévère reste cependant rarissime.
“Le label n’est pas donné pour une durée limitée. Le classement d’un monument ou d’un site permet de donner l’exemple au monde entier”, détaille Xavier Greffe. En effet, les pays s’engagent à protéger leurs sites classés au Patrimoine mondial et à rendre des comptes à l’Unesco sur leur état de conservation. “Comme dans le cas de Liverpool, il faut qu’un site classé soit par exemple considéré comme dégradé ou menacé pour qu’il soit retiré de la liste”, précise Xavier Greffe, coauteur de l’ouvrage “Poétique du patrimoine”, qui sera publié en octobre aux éditions Honoré Champion. Un tel verdict est d’autant plus difficile à rendre que les décisions sont prises par le Comité, composé de 21 pays membres chargés de veiller à l’application de la Convention du Patrimoine mondial. Parmi ces pays figurent notamment l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, la Chine, l’Espagne ou encore la Thaïlande.
Au départ plutôt cantonnée à l’Europe, l’importance accordée à la protection du patrimoine est devenue de plus en plus stratégique au niveau mondial. Xavier Greffe évoque ainsi une “course au label” : “Avec 1 120 biens classés, l’Unesco est aujourd’hui un peu piégée car de plus en plus de labels sont accordés et les engagements ne sont pas toujours respectés”, pointe l’économiste. La Chine, qui accueille cette 44e session élargie du Comité du Patrimoine mondial, a bien compris les enjeux que représentait la reconnaissance de son patrimoine par l’Unesco.
“Le Parti communiste chinois joue à fond la carte patrimoniale”, explique Emmanuel Lincot, auteur de “Géopolitique du patrimoine” (éd. MkF, 2021). “Derrière la reconnaissance par l’Unesco de la Grande Muraille de Chine, il y avait évidemment un enjeu économique. Cette reconnaissance a par ailleurs provoqué une massification touristique sur le plan national”, poursuit-il.
Avec la pandémie de Covid-19, un tournant pourrait toutefois s’opérer. “Des grandes villes comme Venise et Barcelone se veulent plus élitistes et écoresponsables en rejetant le tourisme de masse”, analyse Emmanuel Lincot. Reste à voir si Venise, par exemple, arrivera à tenir ses engagements.