L’assassinat du président haïtien Jovenel Moïse dans sa résidence privée s’inscrit dans un contexte de regain de violence entre gangs rivaux. Un phénomène qui touche désormais un tiers de la capitale Port-au-Prince. Décryptage.
Haïti en état de choc. L’assassinat du président Jovenel Moïse en pleine nuit, mercredi 7 juillet, dans sa résidence privée de Port-au-Prince marque une nouvelle étape dans la profonde crise politique et sécuritaire que traverse ce pays caribéen, parmi les plus pauvres au monde. Si le chef de l’État, isolé et accusé de dérive autoritaire, avait depuis longtemps perdu toute légitimité, son exécution a suscité un profond émoi et accentué encore l’inquiétude des Haïtiens. Car depuis début juin, des affrontements entre groupes armés paralysent une partie de la capitale Port-au-Prince, bloquant notamment l’accès au sud du pays.
Selon les Nations unies, environ un tiers de la ville est touché par les activités criminelles et la violence, propagées par quelque 95 gangs armés. Des groupes qui multiplient les enlèvements et assassinats, et se livrent aujourd’hui à une sanglante guerre de territoire.
Recrudescence des kidnappings
Le 11 avril 2021 au matin, un groupe de dix personnes, comprenant sept religieux dont deux Français, est kidnappé en pleine rue à Croix-des-Bouquets, une banlieue de Port-au-Prince. La police accuse alors le groupe 400 Mawozo, actif dans cette zone, d’être responsable du rapt. Tous les otages sont finalement libérés vingt jours plus tard, sans qu’aucun détail ne filtre sur les négociations. Si cette affaire a été particulièrement médiatisée, notamment en raison de la rançon d’un million de dollars exigée par les ravisseurs, elle est loin d’être une exception. Les enlèvements sont devenus monnaie courante dans le pays selon les Nations unies, qui ont dénombré 171 kidnappings signalés au cours des quatre premiers mois de 2021, en augmentation de 36 % par rapport à la même période en 2020. Un chiffre largement sous-évalué selon les ONG locales, du fait de l’emprise des gangs sur les communautés. Car ce phénomène ne touche pas que les étrangers ou les familles aisées. En janvier, une petite fille de cinq ans qui avait été kidnappée a été retrouvée morte dans le quartier populaire de Martissant, dans le sud de la capitale. Sa mère, une vendeuse de cacahuètes, n’était pas parvenue à rassembler les 4 000 dollars de rançon exigés par les criminels.
“L’industrie du kidnapping fonctionne à plein régime en Haïti et elle touche tout le monde”, explique Widlore Mérancourt, journaliste haïtien, rédacteur en chef du média indépendant Ayibopost, contacté par France 24. “C’est la principale source de revenus des gangs, devant les trafics de drogue, d’armes ou bien encore les vols. Certains de ces groupes armés commettent également des attaques et assassinats ciblés à la solde d’intérêts tiers, notamment politiques. Car si ces groupes ont pu prendre une telle ampleur, c’est aussi et avant tout grâce à leur proximité avec les institutions.”
Le pouvoir en cause
En février 2020, le président Jovenel Moïse met sur pied une commission pour combattre la violence armée, la Commission nationale de désarmement, de démantèlement et de réinsertion (CNDDR). Alors qu’il est censé œuvrer au démantèlement des gangs, cet organisme aurait favorisé la création du “G9 fanmi et alliés”, une alliance de groupes armés parmi les plus puissant de la capitale. C’est ce qu’avait laissé entendre l’un des membres de la CNDDR, le commissaire Jean Rebel Dorcenat, lors d’une interview en septembre dernier. Une déclaration qui avait fait scandale à Haïti, alors que ces mêmes groupes étaient jugés responsables de la recrudescence de violences dans la capitale, et qui vaudra à la commission de publier un démenti catégorique. “Cette proximité est un secret de polichinelle. Le ‘G9’ a multiplié les attaques contre les opposants de Jovenel Moïse et fait pression sur les militants réclamant la démission du président”, souligne Widlore Mérancourt. “Ces alliances informelles ne datent pas d’hier : lors des élections en Haïti, les candidats arment les jeunes des quartiers pour obtenir leur soutien et se faire élire. Ces mêmes armes servent ensuite pour kidnapper des personnes ou assassiner les adversaires gênants. C’est un cercle vicieux entretenu par la corruption.” Selon la CNDDR, 500 000 armes illégales sont en circulation sur le territoire et plus de 3 000 hommes armés seraient aujourd’hui affiliés aux gangs.
“Reconfiguration des alliances”
Si nombre de gangs sont tristement célèbres en Haïti, comme le 400 Mawozo et Nan Chabon à l’ouest ou bien encore 5 secondes, basé à Village-de-Dieu au sud de la capitale, leurs dirigeants, eux, ont plutôt tendance à cacher leur identité pour ne pas compromettre leurs activités. Une figure fait pourtant exception à cette règle : Jimmy Chérizier, dit ‘Barbecue’, un ancien policier à la réputation sulfureuse devenu chef du puissant “G9 fanmi et alliés”. L’homme n’hésite pas à s’afficher sur les réseaux sociaux et revendique ce rôle de leader en toute impunité, bien qu’il soit soupçonné d’avoir participé à plusieurs massacres. Alors qu’il s’était jusqu’ici bien gardé de critiquer le pouvoir dont il est jugé proche, Barbecue a brutalement changé son fusil d’épaule, fin juin, en déclarant que le G9 était devenu une force révolutionnaire afin de délivrer Haïti de l’opposition, du gouvernement ainsi que de la bourgeoisie. Une déclaration qui coïncide avec une forte hausse de la violence dans la capitale, à quelques mois des élections générales prévues pour septembre. Dans son rapport du mois de juin, le Bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (Ocha) s’alarme de cette poussée d’affrontements due à une “reconfiguration des alliances entre gangs” pour “le contrôle des territoires” dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince.
“La situation est très confuse”, reconnaît Widlore Mérancourt, “Nous observons une montée des meurtres et attaques en tout genre dans la capitale, dont sont victimes les habitants, forcés à fuir par milliers. Mais il est, pour l’heure, très difficile d’identifier les forces en présence et encore plus de savoir si ces violences ont un lien avec l’assassinat du président.” Un questionnement partagé par Philomé Robert, journaliste à France 24 et auteur d'”Exil au crépuscule. De Port-au-Prince à Paris, récit du voyage forcé d’un journaliste haïtien” : “Nous sommes dans une situation de flou où la violence a fini par s’installer comme la norme. Haïti, c’est un pays où n’importe quoi peut arriver à n’importe quel moment et à n’importe qui. Personne n’est capable de dire aujourd’hui à qui sert cette violence sinon qu’elle dessert l’ensemble de la population.”