En Irak, trois millions d’enfants de moins de 15 ans quittent l’école pour rejoindre des usines, des garages automobiles, des boulangeries, quand ils ne ramassent pas les déchets en plastique dans la rue. Vidéo à l’appui, notre Observateur tente d’interpeller sur les conditions de travail de ces enfants.
Hassine Qassim a 28 ans et travaille comme technicien de vidéosurveillance. Prestataire pour plusieurs usines dans la province de Bagdad, il profite de ses déplacements pour observer les conditions de vie de ces enfants ouvriers. Le 14 juin, il a notamment publié sur TikTok plusieurs vidéos pour dénoncer les conditions de vie des enfants dans une usine de briques d’un complexe industriel de la ville de Nahrawan, dans la province de Bagdad.
On y voit des enfants très jeunes empiler des blocs de briques en lignes, qui s’étendent sur des centaines de mètres. Sous la surveillance d’un homme fumant une cigarette, les petits travaillent en plein air, sous un soleil de plomb, entre des montagnes de sable et de briques, et beaucoup de fumée. Hassine Qassim demande à une fillette portant un voile et des claquettes en plastique combien elle gagne. “Cinq mille [dinars irakiens, soit 2,86 euros, NDLR]”, répond-t-elle. Sa sœur et son frère, encore plus jeunes qu’elle, empilent d’autres briques juste à côté.
La scène témoigne d’un travail des enfants très répandu en Irak. Dans un pays où 11,4 millions de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté en 2020, 37 % des enfants se retrouvent obligés de gagner leur propre pain, alertait l’Unicef en pleine pandémie de Covid-19.
“Ils n’ont aucun droit et aucune protection physique ou juridique”
Il y a environ 400 familles qui travaillent ou font travailler leurs enfants dans le complexe industriel dans lequel j’ai filmé la vidéo. Ils viennent pour la plupart de provinces au sud de Bagdad : Bassorah, Nassiriya ou Diwaniya, qui sont toutes à des centaines de kilomètres de Bagdad et donc ces familles passent tout l’été sur le site pour faire du travail saisonnier.
Souvent, les enfants logent sur leur site de travail durant la saison et regagnent leurs provinces avec leurs familles – s’ils en ont – en hiver. Par exemple, le garçon qu’on voit dans ma vidéo n’a personne et donc il habite toute l’année sur place, il y a des petits logements prévus. La plupart de ces enfants ont entre 6 et 10 ans. On leur confie souvent du travail physique malgré leur jeune âge : ils coupent, enfournent et transportent les briques, sans outils de protection du type casques, lunettes ou gants.
“Cette situation arrange les patrons puisqu’ils ont besoin d’une main-d’œuvre pas chère”
Cela favorise les accidents de travail. Il y en a qui meurent sur le site [depuis début 2021, au moins une enfant est décédée et six autres ont été blessés pendant leur temps de travail, selon l’Unicef, NDLR]. Lorsqu’ils sont blessés au travail, comme il n’y a ni hôpital, ni dispensaire à Nahrawan, on doit les transporter jusqu’à Bagdad [à 56 km, NDLR] et ils meurent malheureusement en route. D’après ce que j’ai vu, les patrons s’arrangent ensuite avec leurs familles en réglant une somme pour compenser le décès de leur enfant.
Des enfants travaillent dans une usine de briques à Maysan (sud-est). Photo publiée par la page “Iraqy Museum” en juin 2019.
Cette situation arrange les patrons puisqu’ils ont besoin d’une main-d’œuvre pas chère, la paie journalière des enfants ne dépassant pas 5 000 ou 7 000 dinars irakiens [entre 2,87 et 4 euros, NDLR], en comparaison un ouvrier adulte est payé entre 25 000 et, au maximum, 500 000 dinars par semaine [entre 14,3 et 286 euros, NDLR] selon ses compétences et ses missions. Ils ne prennent aucune responsabilité envers les gamins, ils n’ont aucun droit et aucune protection physique ou juridique.
Un mois plus tôt, le 10 mai, la Haute commission irakienne pour les droits de l’Homme (IHCHR) a exigé du gouvernement et du parlement irakien d’interdire en pratique le travail des mineurs notamment dans des missions dangereuses comme les chantiers ou l’usine. Pourtant, la loi irakienne interdit déjà le travail des mineurs de moins de 15 ans.
“Près de 800 000 enfants sont sur le marché du travail en Irak”
Ali Al Bayati est membre de la Haute Commission Irakienne pour les droits de l’homme (IHCHR). Il explique:
Le travail des enfants en Irak est un résultat direct des crises que traverse le pays depuis 2003 : guerres, crise économique, envahissement de l’organisation État Islamique… Beaucoup des enfants affectés ont perdu l’un de leurs parents, voire les deux, ou sont déplacés internes, parfois sans-abris et livrés à eux-mêmes. Trois millions d’entre eux sont déscolarisés. Cela en fait une cible vulnérable pour les trafics en tout genre et notamment le travail au noir. Depuis 2014, entre 2 % et 4 % des enfants irakiens travaillent, soit 800 000 enfants sur le marché du travail.
Deux garçons travaillent aux fourneaux d’une boulangerie, à Diwaniya (sud). “L’Irak est l’un des pays les plus dangereux pour un enfant”, dénonce l’internaute.
Face à ces chiffres, l’État irakien n’a aucune stratégie efficace à long terme. L’Irak a signé des traités en 1994 [notamment les conventions n°138 et n°182 de l’Organisation internationale du travail qui réglementent l’âge minimum pour l’emploi et les pires formes de travail des enfants, NDLR] mais aucune loi n’a été approuvée ni appliquée. Parfois les autorités traitent ce phénomène d’un point de vue sécuritaire, les enfants sont arrêtés puis relâchés. Or, il faut étudier chaque cas à part. Mais ce travail n’est pas fait. Il y a quelques ONG qui tentent de réhabiliter ces populations, mais on parle de millions d’enfants, un chiffre qui s’accroît avec la pandémie du Covid-19. L’idéal serait que l’État prenne en charge les familles en réservant des aides sociales et crée de l’emploi pour les parents.
Un enfant ramasse les bouteilles en plastique pour les vendre aux usines de recyclage à Kirkouk (nord).
Selon un rapport de l’Unicef datant d’octobre 2020, 17 % des familles de déplacés internes irakiens ont dû faire travailler leurs enfants pour subsister. L’Organisation Internationale du travail (OIT) a mis en place un programme d’aide financière, se terminant en décembre 2021, dont bénéficient 1 500 enfants soumis aux pires formes de travail des enfants ou à risque, afin d’assurer leur protection et s’attaquer aux racines du travail des enfants dans le pays.