Les Éthiopiens ont voté lundi, lors d’élections législatives et régionales très attendues sur fond de guerre civile et de violences interethniques. Des efforts démocratiques ont été relevés, mais le scrutin est d’ores et déjà entaché d’irrégularités. La communauté internationale ne cache pas ses inquiétudes.
“La volonté du peuple éthiopien sera garantie”, a martelé lundi 21 juin le Premier ministre Abiy Ahmed en votant aux élections régionales et législatives dans sa ville de Beshesha. Initialement prévu en août, puis reporté deux fois, en raison de la crise sanitaire puis à cause de problèmes logistiques, le scrutin qui doit renouveler les députés au niveau local et national, s’est finalement tenu, ce lundi en Éthiopie. Les élus nationaux désigneront à leur tour le Premier ministre chargé de diriger le pays, le président de la République n’ayant qu’un rôle honorifique.
Il ne s’agit pas d’un simple scrutin législatif pour le pays. Pour le Premier ministre Abiy Ahmed, 44 ans, ces élections ont valeur de test. L’actuel chef du gouvernement n’a jamais été élu. Il est devenu Premier ministre en avril 2018, après que la coalition autoritaire du Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF) l’a désigné pour remplacer Haïlemariam Desalegn, poussé à la démission par un puissant mouvement populaire de contestation antigouvernemental. Ces élections sont donc censées lui conférer la bénédiction populaire qui lui fait défaut. Auréolé du prix Nobel de la paix en 2019, Abiy Ahmed, qui avait fait libérer des milliers de prisonniers et encouragé le retour d’opposants en exil, avait également promis que ces élections législatives et régionales seraient les plus démocratiques que l’Éthiopie ait jamais connues.
“Cette élection est différente”
Sur le terrain, les files d’attentes formées devant les bureaux de vote à Addis Abeba comme à Bahir Dar, capitale de la région Amhara (nord-ouest), témoignent d’une belle mobilisation populaire. Preuve du succès du scrutin, la commission électorale a annoncé que les bureaux de vote, qui devaient initialement fermer à 18 h (15 h GMT), resteraient ouverts jusqu’à 21 h dans tout le pays.
Plusieurs électeurs et responsables politiques interrogés par l’AFP ont même salué un scrutin plus démocratique, selon eux, que les précédents, où la vie politique était sous la coupe de la coalition au pouvoir depuis 1991. “Je vote parce que je veux voir mon pays se transformer. Cette élection est différente, a déclaré à l’AFP Milyon Gebregziabher, 45 ans, employé dans une agence de voyages à Addis Abeba. On peut choisir entre différents partis politiques. Dans le passé, il n’y en avait qu’un.”
“En termes d’indépendance des institutions, de processus, d’accès des médias, nous pouvons dire que c’est bien mieux que les précédentes élections”, a estimé Dessalegn Chanie, un des leaders du Mouvement national pour l’Amhara (Nama), un parti d’opposition populaire dans la deuxième région la plus peuplée du pays.
“Une farce démocratique” ?
Mais ce scrutin est loin d’être aussi démocratique que le pouvoir et quelques opposants le laissent entendre. “En termes de légitimité populaire, ceux qui soutiennent le Premier ministre tout comme les partis d’opposition toujours en lice aux élections considèrent qu’il s’agit d’un processus légitime, souligne William Davison, spécialiste britannique de l’Éthiopie dans un entretien à France 24. Par conséquent, ils considéreront le gouvernement formé par la suite comme légitime – s’il n’y ait pas de plaintes importantes de l’opposition dans le processus de vote et le dépouillement. Mais tous les partis et leur base de soutien qui ne participent pas aux élections considèreront le scrutin comme une farce démocratique.”
C’est notamment le cas en Oromia, région la plus peuplée d’Éthiopie qui compte aussi le plus grand nombre de circonscriptions – 178 au total – au parlement fédéral. “Il y a une absence de compétition électorale contre le parti au pouvoir parce que les deux principaux partis d’opposition ont boycotté l’élection, affirmant que les conditions étaient injustes et qu’ils ont subi une répression, y compris l’arrestation de dirigeants et de militants,” abonde le chercheur anglais. Le parti d’opposition du Congrès fédéraliste oromo, (OFC) dont les leaders Jawar Mohammed et Bekele Gerba sont détenus en prison, a en effet décidé de bouder le scrutin.
Outre les boycotts, il y a également les régions privées de scrutin. On ne votera pas dans environ une circonscription sur cinq. Pas de scrutin au Tigré à cause de la guerre qui y sévit. Pas d’élection non plus dans une partie de la région Benisangul-Gumuz et l’ouest de l’Oromia à cause des violences communautaires. Les régions Somali et Harari ne peuvent pas non se rendre aux urnes en raison de problèmes logistiques : les bulletins de vote n’ont pu être correctement imprimés.
La communauté internationale inquiète
Un scrutin de rattrapage est bien prévu le 6 septembre, mais tout le monde ne sera pas concerné. Aucune date n’a été fixée pour les 38 circonscriptions du Tigré. Dans cette région, où le gouvernement mène depuis novembre une opération militaire, des atrocités ont été documentées et au moins 350 000 personnes sont désormais menacées par la famine selon l’ONU, ce que conteste le gouvernement éthiopien.
Dans ces conditions, certains observateurs ont questionné la crédibilité du scrutin, notamment les États-Unis, inquiets de l’exclusion d’un si grand nombre d’électeurs et de la détention de responsables d’opposition. De son côté, l’Union européenne a tout simplement renoncé à envoyer une mission d’observation des élections législatives faute de garantie suffisante pour assurer l’indépendance de l’élection.
Le scrutin est également observé de près par les voisins et rivaux de l’Éthiopie, comme le Soudan et l’Égypte, opposés au “Grand barrage de la renaissance”, titanesque projet hydroélectrique sur le Nil Bleu qui menace, selon eux, leur approvisionnement en eau.
Abiy Ahmed, un chef de guerre qui reste populaire
“Tout cela traduit à quel point la situation est troublée dans le pays, mais cela n’aura aucun impact direct sur le reste des élections”, estime William Davison. Certes, après sept mois d’un conflit qui se voulait bref, la guerre a considérablement terni l’image pacificatrice du Premier ministre auprès de la communauté internationale. Mais Abiy Ahmed reste néanmoins le grand favori du scrutin.
D’abord parce que son mouvement, le Parti de la prospérité, compte le plus grand nombre de candidats pour le Parlement fédéral. Mais aussi parce qu’il reste l’homme fort du pays. “En prenant les armes contre le TPLF (Front de libération du peuple du Tigré), parti impopulaire dans le reste de l’Éthiopie, il a aussi reçu le soutien d’une partie de la population, note William Davison. C’est particulièrement le cas dans la région d’Amhara, où il y avait une opposition particulièrement virulente au TPLF.”
Les raisons qui ont justifié la guerre, “et notamment le fait que le TPLF ait ‘attaqué nos soldats dans leur sommeil’, ont assez bien réussi à mobiliser l’opinion publique éthiopienne en faveur de la guerre, conclut le chercheur britannique. Plus généralement, être considéré comme un leader fort en temps de guerre est quelque chose qui a renforcé la réputation d’Abiy auprès d’une partie de l’électorat éthiopien.”